Tout ça (ne nous rendra pas le Zaïre)

L'Orchestre Bana Luya en concert en plein air en 1978. © BALLU

À Kinshasa, en 1978, le Français Bernard Treton enregistre quatre groupes tradimodernes, parmi lesquels Konono n°1. Témoignages bruts ressortis aujourd’hui sous les reconstructions soniques contemporaines de Martin Meissonnier.

Seventies. Le maréchal Joseph-Désiré Mobutu a rebaptisé le Congo en Zaïre et lui-même en Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga, obligeant ses compatriotes à prendre des « postnoms » détachés de l’héritage colonial et catholique belge. C’est la révolution nationale, celle des zaïrianisations d’entreprises étrangères. Et des costards locaux au look maoïste tropicalisé -l’abacost- accessoire mode d’une société africaine en route vers une authentification supposée. On connaît la suite: la corruption qui ravage tout, la débâcle sociale magistrale, l’économie périclitante, inversement proportionnelle à l’enrichissement personnel de Mobutu, dictateur déchu mourant en exil au Maroc en 1997. Et le retour à un pays redevenu le Congo. C’est dans ce contexte hautement électrique que le producteur de Radio France Bernard Treton va enregistrer quatre groupes incarnant, d’une certaine manière, les convulsions d’un pays en quête de tempo. Formé à l’école de la radio publique, celle de la découverte intrépide, Treton couche sur un enregistreur Nagra, via une mixette six pistes, des musiques signées Sankayi, Orchestre Bambala, Orchestre Bana Luya et Konono n°1. Elles sortiront en 1986 sur le label Ocora, émanation discographique de la radio publique française, spécialisée en musiques du monde. Sous le titre Zaïre: musiques urbaines à Kinshasa.

Pionnier ethno, Treton ne peut savoir à ce moment-là que, 20 ans plus tard, les Bruxellois de Crammed Discs reprendront le schéma sonore, révélant plus largement au monde le concept de Congotronics avec la formation-vedette Konono n°1. Guérilleros du likembé -des lamelles électrifiées sur une planche de bois servant de caisse de résonance-, ce groupe fondé par Mingiedi Mawangu fait rentrer ses vibrations dans l’Afrique du second millénaire. Alors que le groupe répétait en plein air dans une arrière-cour en terre battue de Kin, il ouvre pour Björk au Radio City Music Hall de New York en 2007 devant 6 000 personnes, dont des stars à la Elijah Wood, pareillement secouées par l’environnement Art Déco et l’incroyable karma des tradimodernes congolais. Puisque, entre-temps, le Zaïre n’existait plus.

Porte-valise de Don Cherry

Ici intervient Martin Meissonnier. Élève glandeur -il a skipé le bac-, ce Parisien de 1956 organise des concerts dès le milieu des années 70. Le genre de gars d’à peine 20 ans, ayant fait du  » conservatoire en amateur », qui, au mitan des seventies, est manager d’un groupe baptisé Prospection, mené par Jean-Jacques Lemêtre, compositeur pour Ariane Mnouchkine.  » Une musique assez invendable, des copains qui étaient bons mais un peu musiciens pour musiciens ». De là, Martin passe à la prospection de partitions de Moondog, qu’il va voir en Allemagne, et convainc en 1976 de donner un concert symphonique pour France Musique, pour laquelle il travaille un moment comme producteur. Et puis l’Afrique rentre dans le CV naturel de Meissonnier, prenant en charge le management de Fela Kuti après avoir été  » manager et porte-valise de Don Cherry et faisant tourner aussi l’Art Ensemble of Chicago et même des musiciens comme Franco ».

Martin Meissonnier
Martin Meissonnier© PHILIPPE LÉVY

Issu de la classe moyenne -papa est entrepreneur de boîtes diverses en banlieue parisienne-, le jeune Meissonnier est bluffé par les grands Blacks, Miles évidemment mais aussi Manu Dibango, John Lee Hooker et la comète Sun Ra. « J’étais copain avec le cracheur de feu de Sun Ra, un ancien tirailleur sénégalais. Un danseur phénoménal qui, à l’âge de quinze-seize ans, m’a emmené dans les quartiers africains de Paris ». Et puis déboule Fela, que Martin va visiter à sa sortie de taule en Italie. S’ensuit une visite à domicile à Lagos avec divers  » atermoiements » parce que Meissonnier s’intéresse aussi à Tony Allen -le batteur historique- et à Sandra, choriste du maître un rien jaloux de ses prérogatives. Martin fera deux tournées avec Fela, dont la seconde s’avère être désastreuse,  » où les musiciens de Fela, comme sur le premier trip d’ailleurs, allument un feu à même le sol des chambres d’hôtel » (rires) . « Ceci dit, en travaillant avec des gens comme Fela, Franco, Don Cherry ou même Dexter Gordon, tu as quand même l’impression que tous ces types portent des combats. Quelque chose de très puissant, beaucoup plus fort qu’eux. Un peu comme aujourd’hui Sama, la DJ palestinienne, ou toute l’actuelle vague en Afrique du Sud ».

Cela passera aussi par Khaled,  » mec de 25 ans, bien avant qu’il ne se commercialise »: Meissonnier organise en 1986, le premier festival de raï, en Seine-Saint-Denis. Récemment, Martin a continué son opération transe avec l’album gnawa du Marocain Aziz Sahmaoui paru en 2018 , séduit par ses textes  » extrêmement puissants ». Parce que ce musicien-producteur-remixeur-réalisateur de docs et homme de médias, reconnu pour son émission Mégamix sur La Sept/Arte, donne aussi une place essentielle au sens des musiques. Leur place historique, leur verve idéologique, leur fibre anthropologique.

Grandeur du service public

Meissonnier, qui intègre aussi sur son CV des collaborations avec Page/Plant, Papa Wemba ou Arthur H, a entre-temps rencontré Bernard Treton qui le prend sous son aile expérimentée de France Musique.  » C’était le gars qui passait dès 1974-1975 des artistes comme Fela. On était très branchés sur Steve Reich, la musique répétitive. Avec Treton, on passait Miles à l’envers de sa chronologie discographique (…), démarrant avec les disques les plus récents en lisant les critiques de journaux les plus méchantes sur ces disques punks et violents de Monsieur Davis! La grandeur du service public. » Meissonnier se souvient que Treton a filé à Kinshasa pour écoler la radio nationale -La Voix du Zaïre- pendant deux ans. Comme  » exercice de style », Treton propose à ses élèves d’enregistrer des groupes de rue, de fêtes et de mariages. Konono et les autres séduisent Treton: on est encore à l’époque où Konono n°1 porte le nom tarabiscoté, voire mobutesque, de Tout-Puissant Likembé Konono N°1. Meissonnier, l’élève qui apprend bien du maître, aime les  » musiques de transe, notamment celle de Manu Dibango qui est joyeuse et pas prétentieuse. Mais la transe peut aussi se retrouver chez Alan Stivell (célèbre barde breton pour lequel Meissonnier produit l’album Brian Boru en 1995, NDLR) « .

Bernard Treton a capté le sons des rues kinoises.
Bernard Treton a capté le sons des rues kinoises.© BALLU

En fait, la musique africaine touche Meissonnier parce qu’il comprend comment s’y construisent les rythmiques musicales. Sublime mathématique qui va aboutir au travail actuel sur les enregistrements de Treton: les bandes originales sont remasterisées et Meissonnier digitalise l’ensemble.  » C’est Treton qui m’a demandé si je ne voulais pas m’occuper de ces anciennes bandes. L’idée était d’en faire un geste artistique. Et comme depuis une année j’avais recommencé à faire le DJ -émulation super excitante-, je me suis retrouvé aux Transmusicales de Rennes et le label Crammed a entendu dire que je passais entre autres Konono. Ils m’ont proposé d’en faire un disque. D’ailleurs je connais Marc Hollander d’avant la création de Crammed, hein! Dans les années 80, quand je mélangeais les musiques pygmées avec les rythmiques de James Brown, on me prenait pour un dingue. Aujourd’hui, c’est partout! »

Meissonnier aime d’abord les « gens qui ont un truc à raconter ». Cela tombe bien, avec le Congo plus Crammed, on est dans cette perspective-là. Techniquement, le pari est dans la salle. « J’ai refait un multipiste fréquence par fréquence. J’ai remixé le tout et puis j’ai rajouté des trucs. » Avec l’ingé son, tout l’original est recalé  » comme chaque coup de grosse caisse » et puis Martin fait venir en studio le bassiste camerounais, aujourd’hui décédé, Hilaire Penda. Entre autres dans le morceau Il ne faut pas intervenir dans une affaire, qui à l’origine fait quand même… 48 minutes. Cette version sera d’ailleurs téléchargeable.

« J’aime le côté tribal des musiques, s’enthousiasme le sexagénaire Meissonnier, la sublimation culturelle. J’avais fait un film où il était question de transe et Jean Rouch, interviewé, parlait de l' »esprit descendant et chevauchant le danseur, en Afrique « . Alors c’est marrant d’avoir le terme disc-jockey (rires). Et même si je ne suis ni spirituel ni rien, quand tu mets de la musique et que les gens s’excitent, c’est là que tu sens les esprits. Et c’est fascinant. Ce qui me fait plaisir, c’est que justement cet album-ci a été fait dans un esprit de fête. Et que ça semble aussi plaire aux jeunes. DJ dans les festivals, quand je commence à jouer vers minuit-une heure du matin, tous les vieux s’en vont et je me retrouve avec des mecs de 17 ans qui me demandent « c’est quoi ces machins ? » et ils dansent comme des fous. »

Tout ça (ne nous rendra pas le Zaïre)

« Kinshasa 1978 (Originals and Reconstructions) »

 » Cette musique remonte à la nuit des temps. D’ailleurs, je crois que les éventuels slogans mobutistes, je les ai enlevés parce que ce n’était pas les meilleurs », rigole Martin Meissonnier . De toute manière, les quatre titres originellement bouclés en 1978 à Kinshasa ne sont pas du genre propagandiste ou alors de manière complètement délurée, à l’ouest. On ne s’étonne pas du titre de Konono n°1, qui pétarade sous l’effet des likembés en braise, pulsion afropsyché rythmée par des coups de sifflets au garde-à-vous: 28 minutes au compteur quand même. Il glisse vers le tempo plus léger de l’Orchestre Bana Luya à l’électricité rêveuse, presque pastorale, mais toujours naturellement aiguisée par la transe. L’autre Orchestre, le Bambala, est plus déconcertant: emmené par un accordéon quasi musette, il fait risette à des vocaux qui font penser aux… chants bavarois. Peut-être une vue de l’esprit, effacée par la quatrième formation, Sankayi, faisant amplement valoir la notion de musique répétitive. Cette partie de la réédition -80 minutes fiévreuses- forme un CD glissé dans le LP, territoire de Meissonnier qui reconstruit quatre titres des groupes précités. Le son street et cru des enregistrements de 1978 laisse place à de longues digressions hypnotiques qui, sans délaisser la frénésie première, dessinent la notion temporelle à l’ère digitale. Avec des guitares quasi rock dans l’affolant Roots of K de Konono et de la drôlerie dans l’irrésistible Il ne faut pas intervenir de Sankayi. Annonces funky que l’hiver sera chaud.

Distribué par Crammed Discs.

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