ÉSOTÉRISME POP, HYBRIDATION DES GENRES ET VIRTUOSITÉ GRAPHIQUE TRAVERSENT LA TRILOGIE SIDÉRANTE DE HUGUES MICOL. UN EXERCICE DE HAUTE VOLTIGE NARRATIVE.

La gestation fut longue. Quatorze ans après la sortie de 3, Hugues Micol accouche enfin de Tumultes, troisième et dernier volet d’un triptyque à fort potentiel culte. Un événement salué par la réédition luxueuse des deux premiers tomes, avec jaquette américaine et couverture cartonnée à faire saliver les amateurs de beaux objets. L’occasion de se rafraîchir la mémoire et de s’immerger intégralement dans cette expérience graphique ahurissante qui ne ressemble à rien de connu, même si ses ingrédients nous sont familiers puisqu’ils convoquent le ban et l’arrière-ban de la culture pop, de la SF au roman noir en passant par le comics pur jus à la Jack Kirby.

Mais commençons par le début. En 2001, Hugues Micol, qui n’a pas encore co-écrit avec David B. Terre de feu ou démontré ses talents d’aquarelliste dans Providence, est un illustre inconnu. Dans un moment d’improvisation géniale, ce graphiste imagine une course-poursuite loufoque réalisée intégralement au stylo bille. Entièrement muette et monochrome qui plus est. Sentant qu’il a peut-être poussé le bouchon expérimental un peu loin, il met le projet au frigo et se lance dans une histoire plus classique. Pas encore assez cependant pour les éditeurs qu’il contacte. Jusqu’à ce que Cornélius tombe dessus et, sentant la folie sous la retenue, lui demande au contraire d’être plus radical. Voilà comment son premier essai, qui était le bon, revient sur la table.

Dans un décor de mégalopole asiatique, un flic coriace poursuit un homme ailé qui résiste aux balles, aux roustes et aux placages. Il faudra au pandore des dizaines de planches découpant l’action presque image par image pour venir à bout du récalcitrant. Au moment de pousser son dernier soupir, le malfrat volant se transformera en… poisson-chat. L’analyse dentaire permettra d’identifier ses comparses. Mais il faudra encore faire cracher -littéralement- quelques indices à d’autres complices avant de pouvoir donner l’assaut à un repère de mafieux pratiquant un rituel animalier étrange, et tous affublés d’un nez de clown. Fusillade sans fin façon Les Incorruptibles, chorégraphies au ralenti à la Matrix, et pour couronner le tout, un final de jeu vidéo avec un éléphant géant sapé comme une divinité indienne, dont le cadavre se métamorphosera lui aussi, mais en Neptune cette fois. Une démonstration puissante d’art séquentiel. Malgré un graphisme élémentaire, presque vectoriel, l’auteur réussit à installer une esthétique forte qui revisite à grande échelle et en mode parodique la littérature et le cinéma de genre. Sans oublier l’humour, qui suinte des coutures de cet ensemble (rebaptisé entretemps Romanji) à l’extravagance pleinement assumée.

Melting-pop

Sept ans plus tard, le trentenaire passe la deuxième avec Séquelles. Plutôt que de poursuivre sur la même voie, il décide de prendre le contrepied en assombrissant son trait, tout en ombres, mais surtout en donnant la parole à ses personnages. De quoi prolonger le plaisir tout en le renouvelant. Entre les scènes d’action toujours aussi spectaculaires -et qui sont autant de révérences aux films de John Woo- se dessine un arc narratif plus tordu encore que ce que laissait présager le premier épisode. La lutte contre un réseau occulte dirigé par le Karabouchi, un être hybride qui a profité d’une faille temporelle pour se glisser dans notre monde avec l’idée de le détruire, est au coeur de l’histoire. Une variante métaphysique du récit d’invasion en quelque sorte. « Bientôt une armée divine s’abattra sur les murs gris de cette civilisation pathétique pour y semer son chaos destructeur et sublime« , promet l’homme poisson en peignoir dont les disciples sèment la peur et la destruction une fois qu’ils ont mordu dans un silure qui les métamorphose illico en affreuses bébêtes. Comme dans un manga apocalyptique, la ville (qui rappelle Tokyo mais peuplée d’Occidentaux…) se transforme ainsi régulièrement en franchise de Godzilla.

L’agence gouvernementale 3 est chargée de faire le ménage. Avec ses inspecteurs de choc. Mais aussi ses scientifiques. Et en particulier le professeur Belloti qui ne ménage pas ses neurones pour déchiffrer le sens de ce carnaval meurtrier sans queue ni tête. Sans savoir qu’il fait partie des plans de son rival… Le bras de fer entre le Bien et le Mal se double d’enquêtes sur des personnages secondaires tirés de la galaxie criminelle, du Yakusa au sosie hip-hop d’Elvis. De quoi pimenter et épaissir encore un peu la sauce baroque.

Micol aurait pu se contenter d’enclencher la troisième pour finir en beauté. Au lieu de ça il passe la marche arrière. Adepte de la mise en abîme, il termine la belle aventure par un prequel (encore un clin d’oeil à la culture populaire) qui met la pédale douce sur les aplats et pose les bases de ce temple narratif virtuose. Sur fond d’élucubrations ésotériques scandées par un gourou à la tête (renversée) de l’Ordre éclatant du Sublime, le récit revient sur l’engagement de Sabre par un rasta farceur alors que les premiers cas de mutation ont été repérés, et met en scène un sage joufflu venu d’ailleurs qui va éclairer un peu notre lanterne sur ce qui se passe. Dans un jeu de miroirs temporels, les époques se superposent, l’intrigue s’accélère, la confrontation finale approche. Elle sera forcément dévastatrice et peuplée de créatures fantasmagoriques à la Miyazaki.

Le point final d’une fresque hallucinogène qui enchaîne les loopings graphiques époustouflants, les scènes inspirées des comics old school côtoyant l’univers fantastico-poétique d’un Philippe Druillet. Impossible n’est pas Micol. Même s’il faut pour le suivre laisser la raison au vestiaire. Comme le dit un sorcier aperçu dans Séquelles, « il ne s’agit pas de comprendre mais d’y croire et d’agir« . Message reçu cinq sur cinq.

ROMANJI, SÉQUELLES, TUMULTES, DE HUGUES MICOL, ÉDITIONS CORNÉLIUS.

9

TEXTE Laurent Raphaël

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