D’UNE QUALITÉ D’ENSEMBLE RELATIVE, LA 64E BERLINALE A MONTRÉ DES INDIVIDUS CONFRONTÉS À LA SOLITUDE DE LEUR CONDITION, THÉMATIQUE DÉCLINÉE D’EXPÉRIENCES FORMELLES AUDACIEUSES EN FILMS DE GENRE.

L’on a coutume de dire que la qualité d’un festival de cinéma se mesure notamment à la présence, en sélection, de l’un ou l’autre film d’exception défiant le temps et l’oubli -ainsi, par exemple, de La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, Palme d’Or à Cannes l’an dernier, ou de Une séparation d’Asghar Farhadi, Ours d’Or à Berlin en 2011. A cet égard, la 64e Berlinale a rempli son contrat, trouvant in extremis en Boyhood, de Richard Linklater (lire par ailleurs), le chef-d’oeuvre qui dépasse, et fédère dans la foulée une majorité des festivaliers. Et ce, même si le réalisateur texan, auteur en la circonstance d’un film aussi audacieux par son concept que bouleversant dans son résultat, a dû se contenter du prix de la mise en scène, la récompense suprême allant au Chinois Diao Yinan pour Black Coal, Thin Ice -pas un choix insultant au demeurant, le palmarès saluant, dans le désordre, la plupart des films marquants de la compétition, qu’il s’agisse encore de The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson ou de Aimer, boire et chanter d’Alain Resnais.

Cela posé, la sélection concoctée par Dieter Kösslick n’a pas manqué de susciter questions et, bientôt, critiques. Si Berlin pâtit, bon an mal an, de l’ombre que lui fait Cannes, de nombreux producteurs préférant spéculer sur une éventuelle sélection sur la Croisette plutôt que d’envoyer leurs films du côté de la Potsdamer Platz, le niveau d’ensemble de la compétition de cette Berlinale est apparu globalement faiblard avec, en dehors des susnommés, quelques films à peine pour retenir vraiment l’attention, comme Kreuzweg de l’Allemand Dietrich Brüggemann, La Tercera orilla de l’Argentine Celina Murga, voire encore Chiisai Ouchi du vétéran japonais Yoji Yamada. Pour ces quelques réussites, que de présences inexplicables -les médiocres Macondo de Sudabeh Mortezai ou autre Praia do Futuro de Karim Aïnouz-, sans même parler d’un chapelet de films de genre d’un intérêt à tout le moins inégal, et qui ont semblé devoir donner le la du festival. Faiblesse relative d’autant plus incompréhensible que les sections parallèles, Forum, Panorama et autres, regorgeaient de pépites, comme le Diplomatie de Volker Schlöndorff, Someone You Love de Ira Sachs ou autre The Two Faces of January, première réalisation de Hossein Amini, scénariste de Drive; autant de films qui n’auraient en tout état de cause pas déparé dans cette vitrine de la manifestation qu’en demeure le volet compétitif.

Figures libres et imposées

Ce constat posé, la 64e Berlinale s’est révélée riche en enseignements, esthétiques comme thématiques. S’agissant des premiers, le film de genre s’impose désormais comme une valeur sûre des grands festivals internationaux, dont l’on a découvert pas moins d’une demi-douzaine de déclinaisons, du film noir revisité façon Black Coal, Thin Ice au film d’action détourné comme ’71, sans même parler d’emprunts récurrents et assumés à la mythologie et à la représentation du western, le lot aussi bien de Rachid Bouchareb dans Two Men in Town, remake américain de Deux hommes dans la ville de José Giovanni, que du Chinois Ning Hao dont le No Man’s Land en recycle les formes dans le désert de Taklamakan. Soit des figures imposées, auxquelles d’autres en ont préféré de plus libres: on pense à Alain Resnais, par exemple, dont le Aimer, boire et chanter, sous ses habits théâtraux, impose un dispositif cinématographique ingénieux, faisant appel aux dessins du bédéiste Blutch comme autant de transitions, dans un récit où la vie elle-même vient bientôt court-circuiter l’artifice. Et un modèle d’inventivité, qui a d’ailleurs valu au réalisateur nonagénaire d’être salué pour « les nouvelles perspectives » qu’ouvrait son cinéma. Quant à la proposition narrative défendue par Richard Linklater, elle n’est pas moins surprenante, qui l’a vu suivre les mêmes acteurs pendant douze ans, le principe, étonnant, s’effaçant toutefois là encore sous les assauts de la vie. Et l’on pourrait encore évoquer l’étonnant Blind de Eskil Vogt, scénariste de Oslo August 31st, épousant la perception d’une jeune femme aveugle laissant le soin à son imagination de remodeler un monde dont la vision lui échappe.

Le temps qui passe

Celle-là se trouve entièrement livrée à elle-même, et c’est là le motif central d’une manifestation qui, constatant l’affaissement des structures, sociales ou familiales, a décliné le thème de la solitude sur tous les modes. C’est, du reste, le point d’ancrage même de All the Way Down, adapté par Pascal Chaumeil de Nick Hornby, et dont les protagonistes sont autant d’individus que l’existence a laissés, littéralement, au bord du suicide. Mais c’est aussi une tendance plus générale qui fait du « héros » de cinéma en 2014 un solitaire, enfant ou adolescent se heurtant aux aspérités de l’existence (Jack d’Edward Berger, Kreuzweg de Dieter Brüggemann, La Tercera orilla de Celina Murga, Broken Hill Blues de Sofia Norlin, Macondo de Sudabeh Mortezai), soldat égaré dans quelque no man’s land (’71 de Yann Demange, Inbetween Worlds de Feo Aladag), individu poursuivant une hypothétique réinsertion (Two Men in Town de Rachid Bouchareb) ou d’autres chimères (The Two Faces of January de Hossein Amini), et l’on en passe, comme le flic déchu de Black Coal, Thin Ice de Diao Yinan, le père de famille vengeur de In Order of Disappearance de Hans Petter Moland, ou le général allemand faisant face à sa conscience dans le Diplomatie de Schlöndorff. Et jusqu’à The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson, pourtant une fantaisie collective celui-ci, dont l’enjeu se recentre bientôt autour d’un seul homme, ce concierge incarnant un monde au bord de vaciller dans l’Europe des années 30.

L’Histoire est passée par là, également, qui résonne jusqu’à nous, et dont le cinéma tente la restitution de manières diverses -ainsi, par exemple, de The 100-year-old Man Who Climbed out the Window and Disappeared de Felix Herngren qui, au-delà de l’aventure singulière de son protagoniste, orchestre une revue loufoque du siècle écoulé. Le temps qui passe, c’est aussi le mètre-étalon de Boyhood, Richard Linklater en prenant la mesure paradoxale, au sein d’une famille aux contours fluctuants d’une réconfortante banalité: à voir ainsi les uns grandir, les autres vieillir, on se sent, pour le coup, un peu moins seul au monde…

TEXTE Jean-François Pluijgers, À Berlin

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