Ma petite entreprise

© HÉLÈNE BAMBERGER/P.O.L.

Personnifiant les situations et les dispositifs sociaux, Mathieu Lindon pousse la logique à bout. Pour se dire: que peut la littérature?

Par où commencer? Il était une fois… Une odeur nauséabonde de conte de fées pourrissait dans un taudis. La voici qui sort prendre l’air et s’insinue dans un hôtel luxueux: « C’était d’un luxe incroyable mais tout tournait autour d’elle: naguère, on ne la remarquait même plus, fondue dans le paysage, et soudain elle était une puissance ennemie contre laquelle on appelait des renforts. » Dans une autre des micro-nouvelles qui ouvrent l’ouvrage, une ombre retrouve son chemin. Égarée dans la nuit, elle a su ce que c’est que n’être rien, elle qu’on prend déjà pour pas grand-chose. Ensuite s’égrènent d’autres constats: « Mon sexe m’est inutile, souvent, et, souvent, ce n’est pas du luxe. » Voilà pour la mise en bouche: Contes de fées et autres romans d’amour, premier temps d’un livre qui en compte quatre. Et c’est si c’est une valse, ce sont les idées reçues qui vont danser… Dans un deuxième temps vient L’Enquête. Un crime a été commis. Qu’est-ce que c’est encore que cette énigme? En Sherlock Holmes du langage, guidé par ses intuitions, Mathieu Lindon instruit, place le réel en garde à vue, épluche ses procédures. Personne, aucun mot n’est hors d’atteinte. « C’était à s’interroger sur la normalité. » Le lecteur se pince et voilà que ça l’émoustille… Il succombe aux invites d’un prédicateur: « Madame, monsieur, n’avez-vous pas envie de vous cultiver? Un amateur n’en sait jamais trop sur certains sujets, un amateur ou un scientifique ou un connaisseur. Le cul, vaste domaine, je vais vous le débroussailler. » Allons-y pour une partouze dans un gymnase, foire aux fantasmes orchestrée par un gourou. Où il sera question de Faire de son cul une oeuvre d’art. Tout un programme! « Jusqu’ici on a joué le jeu, tirons-en la quintessence. »

Ma petite entreprise

Nez à nez

Insaisissable, Mathieu Lindon ( En enfance, Ce qu’aimer veut dire) se lance à corps perdu dans une réflexion où il interroge les genres (le conte de fées, l’enquête policière, le roman érotique) de la manière la plus stricte, labourant la grammaire au sein d’un dispositif d’observation quasi scientifique. La matière littéraire y est portée à ébullition pour faire suer la littérature. Les questions fusent. Sur la fonction du sexe, du langage, la mise en déroute des dispositifs sociaux comme autant de prisons. Un homme se déguise en logique: aura-t-il plutôt l’apparence d’un nez ou d’un cul? « Un écrivain se branle avec son ordinateur ou on ne sait quoi, bravo pour le tour de force mais on n’y comprend rien. » D’aucuns diront: il fait de son nez. Mais quelle est-elle, au juste, l’odeur de la baise, du discours, de la théorie? Dans un de ses précédents ouvrages, La Littérature, Lindon déclarait, par le truchement d’un auteur suédois répondant au nom de Jesper Thorn: « aux écrivains, on demande autre chose que de la lecture. » Inflexible dans son entreprise, le chroniqueur de Libération s’engage dans une (en)quête de lucidité qui peut se révéler aussi ludique qu’éprouvante. Trouver sa place dans la pièce montée couverte d’un glacis de sociabilité, formuler une proposition logique à tout ce que nous sommes, la pousser à bout, voilà le défi vertigineux d’un essai aux allures de manifeste. « Il était une fois moi, croyez en moi, s’il vous plaît, qui que je sois. »

Moi, qui que je sois

De Mathieu Lindon, éditions P.O.L, 400 pages.

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