En 1978, Bruce Springsteen sort Darkness On The Edge Of Town pour lequel il a enregistré plusieurs dizaines de chansons avec l’E Street Band. Une vingtaine de glorieux titres oubliés intègrent aujourd’hui un coffret de rattrapage, The Promise. Un cas d’accouchement tardif qui n’est pas isolé.

A cette époque, il était hors de question de sortir un disque tous les 2 ou 3 ans. Notre contrat spécifiait 2 albums la première année, et un autre, la seconde. Et là, je me retrouvais coincé dans un procès avec mon manager et producteur Mike Appel. Le juge avait décidé que nous ne pouvions plus enregistrer sauf sous contrôle de Mike, mais il était hors de question de laisser quelqu’un d’autre décider de ma vie ou de ma carrière. » Voilà ce que dit Bruce Springsteen dans un documentaire affûté inclus au coffret The Promise. Nous sommes en janvier 1976 et Bruce est dans la merde. L’année précédente a été fabuleuse: son disque Born To Run impressionne le marché international (1) et le chanteur beau gosse encore barbu orne la couverture de Newsweek et Time Magazine. Columbia, son label, s’égosille en slogans frimeurs mais Springsteen reste lucide: quand il voit la pub laudative sur la façade de l’Hammersmith Odeon de Londres -lors d’une première et brève tournée européenne en novembre 1975-, il arrache lui-même les affiches vantardes. Produit d’une famille blue-collar banlieusarde, Springsteen trimballe déjà un parcours graniteux. Il a échappé de justesse au draft pour le Vietnam -ce qu’il racontera brillamment plus tard dans l’intro live de The River– et usé une paire de groupes anecdotiques. Ses 2 premiers albums sont positivement reçus par la critique, mais commercialement ignorés. Born To Run, qui paraît fin août 1975, est un disque incandescent: sur un Wall Of Sound digne de l’insurrection sonore de Phil Spector, Springsteen grave des chansons gavées de lyrisme assumé. Roy Orbison est cité nommément dans Thunder Road et toute l’adrénaline du rock fifties/sixties illumine le disque sans en adouber les oripeaux rétros. La production est signée Jon Landau, un ancien journaliste de Rolling Stone qui, après un concert de Bruce, a écrit:  » J’ai vu le futur du rock’n’roll. » Sa boule de cristal n’a pas menti. Le disque mixe grandiose et spectral à coups de cordes mélos et de saxophone majeur, celui de Clarence Clemmons. Le Big Man black, comme les autres titulaires du E Street Band, à l’exception de l’organiste Danny Federici (mort en 2008), font toujours partie de la vie actuelle de Bruce.

Poème atomique

Après des concerts triomphaux, Springsteen s’achète une ferme à Holmdel, New Jersey, pas très loin d’où il a grandi. Le succès dithyrambique de Born To Run le renvoie curieusement à sa propre intimité.  » Je ne voulais pas renoncer à ma force intérieure, qui me dictait que les grandes chansons ne promettent qu’une chose: étendre le présent à l’infini. Le succès m’avait donné un public mais je ne voulais pas qu’il me sépare de ce que j’avais cherché pendant toute ma vie. Je me demandais comment honorer mes parents (Adam Raised Cain) , comment honorer notre communauté(Promised Land) . » Dans Factory, Springsteen chante:  » Entre les maisons de peur, entre les maisons de douleur/Je vois mon père marcher vers les grilles de l’usine sous la pluie/Il perd son ouïe à l’usine, mais il l’accepte/Parce que c’est un travailleur, un travailleur. » Le désir de rédemption croise un orgueil extraordinaire: une fois le procès avec Appel réglé -Springsteen récupère l’intégralité de ses droits et de son destin-, les digues de la frustration cèdent. Des dizaines de chansons affluent en cascades écumantes, dans un orgasme d’écriture et d’enregistrement. Entre 40 et 70 titres -les chiffres divergent- sont bouclés au long d’une année maniaque. Springsteen écoute la country tragique de Hank Williams et se nourrit des films noirs des années 40-50, visionnant aussi le Badlands de Terrence Malick (2) qui inspirera le titre d’ouverture de Darkness. Compulsif et tenace, Bruce couche des centaines d’heures de studio en compagnie d’un E Street Band mené au bord de la crise de nerfs. Ce que montre le doc passionnant du coffret, c’est que Springsteen n’est pas seulement une étoile énergisante, un banlieusard thermique, il est aussi une matière musicale profondément réfléchissante.  » C’est un disque où je suis devenu adulte, j’apprenais à écrire, je trouvais dans le punk de l’époque tout au moins une similarité d’esprit. Je me disais que Darkness serait aussi une méditation sur la direction que je voulais prendre, où je voulais aller et avec qui. » Même si Bruce noie les chansons de stéréotypes sémantiques -les mots « night », « car », « love » reviennent en boucle-, les images vidéo en n/b montrent un jeune homme de 27-28 ans clairement chef de troupe. Qui brise les suggestions perpétuelles de l’E Street Band pour ramener son désir égotiste au centre du jeu:  » J’en ai marre de ces discussions, fermez-là« , dit-il à un moment où Steve Van Zandt lui gonfle une fois de trop le larynx. Ce qui n’empêche pas le travail d’être profondément collectif. Toute l’énergie et le talent des musiciens est aspiré dans le vortex springsteenien qui en décuple les tonalités instrumentales: piano lumineux, orgue bavant des cathédrales, ch£urs frères de sang, glockenspiel atomique. En sortiront finalement les 10 morceaux formant Darkness On The Edge Of Town:  » J’ai réduit le disque aux éléments les plus purs et les plus austères, je voulais quelque chose qui sonne comme un poème d’une grandeur apocalyptique. » L’album ne produira pas de hit-singles mais restera 97 semaines dans les charts américains. Pas mal pour un disque envoûté par le désir de retrait et de solitude. l

(1) en 2000, Born To Run s’était vendu à 6 millions d’exemplaires rien qu’aux Etats-Unis.

(2) film de 1973 qui raconte l’épopée sauvage et meurtrière d’un couple paumé, joué par Martin Sheen et Sissy Spacek.

Texte Philippe Cornet

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