PREMIER LONG MÉTRAGE DU CINÉASTE HOLLANDAIS MICHAEL DUDOK DE WIT, LA TORTUE ROUGE FAIT D’UNE ROBINSONNADE UNE FABLE SANS PAROLES ENSORCELANTE, CÉLÉBRANT LE CYCLE DE LA VIE ET L’HARMONIE DE L’HOMME ET DE LA NATURE. UN PUR CHEF-D’oeUVRE,TRAVERSÉ DE ZEN ATTITUDE

S’il a attendu d’avoir la soixantaine pour signer son premier long métrage, Michael Dudok de Wit n’est pas un inconnu du monde de l’animation. Depuis le début des années 90, le cinéaste hollandais (et londonien d’adoption) a signé plusieurs courts métrages remarqués, Le Moine et le Poisson lui valant un César en 1994, suivi, sept ans plus tard, d’un Oscar pour Father and Daughter. Pour autant, de Wit s’était, jusqu’ici, obstinément refusé à tenter l’aventure d’un long: « Ce n’était pas ma plus grande ambition, raconte-t-il dans un français parfait, alors qu’il reçoit dans un hôtel bruxellois. Une fois, dans les années 90, j’ai écrit un petit synopsis, mais il ne tenait pas debout. Je l’ai montré à une productrice qui m’a dit, de toute façon, ne pas être intéressée par les longs métrages, et j’ai rangé le projet dans un tiroir. Je voyais aussi pas mal d’amis et de collègues se battre pendant des années pour faire démarrer un long métrage, partir en Californie dans l’espoir que cela marcherait, au prix de luttes épouvantables, ce à quoi je n’étais pas prêt. Tout a changé radicalement quand ce n’est pas moi qui ai dû convaincre des gens de produire un long métrage, mais ces derniers qui m’ont approché en disant vouloir m’aider à en tourner un. Il y avait là une occasion à ne pas manquer. »

A fortiori dès lors que la proposition émanait rien moins que de Ghibli, temple de l’animation nipponne, la maison de Hayao Miyazaki et Isao Takahata, dont les dirigeants avaient été séduits par Father and Daughter (lire aussi par ailleurs) « On aimerait presque dire qu’il s’agit d’un film japonais », lui écriront-ils. Une grande première, le studio n’ayant jamais produit d’artiste venu de l’extérieur, mais aussi une évidence à la découverte du film, La Tortue rouge exprimant une convergence certaine. « C’est vrai. Ils ne sont pas rentrés dans les détails, mais ils appréciaient que, dans Father and Daughter, les émotions soient un peu retenues, bien présentes mais sans être accentuées par de grands gestes ou des larmes dans les yeux. Quant à moi, j’aime beaucoup, dans l’art de l’Extrême-Orient, l’utilisation de la simplicité et du vide, une recherche que je retrouve, par exemple, dans les Yamada, le film de Takahata, avec ces petits haïkus qui sont des chefs-d’oeuvre. Et puis, même si nous n’en avons pas parlé directement, il y a encore le rapport à la nature. Les Japonais ont culturellement une relation forte avec la nature. C’est quelque chose qui m’avait déjà frappé étudiant, alors que je découvrais les films de Kurosawa. Quand j’ai vu le vent dans les bambous dans Les Sept Samouraïs, j’ai été ébloui par tant de beauté. Je partage cet amour de la nature, ayant grandi entouré par elle, et je pense que cela a joué. « 

Du côté de Robinson

L’intérêt de Michael Dudok de Wit pour la culture nipponne irrigue du reste toute son oeuvre, et le cinéaste évoque encore l’impact produit sur lui par la découverte d’un livre de reproduction de dessins de moines bouddhistes des XVIIe et XVIIIe siècles, ceux de Sengaï et Hakuin en particulier ayant constitué « un choc artistique ». Et d’adopter le pinceau comme instrument de travail, tout en optant pour une ligne radicalement épurée –« Ce qui m’avait le plus impressionné dans ces dessins, c’est qu’ils étaient très naïfs et en même temps très mûrs », dit-il, qualité que l’on retrouve aujourd’hui dans La Tortue rouge. Et le trait, lumineux de simplicité, de précipiter le spectateur dans ce qui ressemble, dans un premier temps, à une robinsonnade classique, avant d’en dévier en finesse. L’île déserte figurait déjà, du reste, dans l’ébauche de scénario qu’il avait abandonnée dans les années 90. « Enfant, j’ai trouvé le livre de Robinson fascinant, je me demandais comment je réagirais dans cette situation. Le thème a connu de nombreuses variations, de L’Île mystérieuse, de Jules Verne, à Lord of the Flies, et je le trouvais fabuleux: se retrouver seul, sur une île déserte, ou à quelques-uns. Mais Robinson Crusoé est quelqu’un qui veut apporter sa culture et l’imposer sur l’île, il veut même fabriquer une chaise et des tables, imposer sa religion, et cela ne m’attirait pas. Le thème est magnifique, mais le livre est représentatif de son époque (le roman de Daniel Defoe a été publié en 1719, NDLR); aujourd’hui, cela ne marche plus. Pour ma part, il me semble évident que lorsqu’on se retrouve sur une île comme cela, on n’est pas heureux. Ce n’est pas le paradis, la solitude nous rend fous… Je trouvais symboliquement intéressant que l’on n’aspire qu’à une chose: retourner à la maison, le sentiment du coming Home, avec un grand H. Il y avait là un désir très beau, très pur, et une histoire d’autant plus passionnante s’il était contrarié. »

Une histoire sans paroles

D’autres éléments viendront s’y greffer, et notamment une composante romantique dès lors que l’homme rencontre une femme, cette histoire ouvrant bientôt sur une autre plus vaste. À cet égard, La Tortue rouge n’est pas sans résonner avec Father and Daughter, superbe court métrage où de Wit évoquait déjà le cycle de la vie, sur les pas d’une fillette ne pouvant se résoudre à la disparition de son père. Et le film de jouer à la fois sur la répétition et sur l’écoulement du temps, à quoi le cinéaste, et sa coscénariste, Pascale Ferran (réalisatrice de Lady Chatterley et Bird People), ont su intégrer un élément fantastique maîtrisé au point de se fondre harmonieusement dans l’ensemble. « Dans la société, on tend à présenter la réalité comme évidente, mais elle dépend de nos pensées et est donc relativement subjective. Je vois la vie comme cela, et je souhaitais le faire passer subtilement dans le film. »

De quoi ajouter à la singularité de cette Tortue rouge dont la portée universelle se trouve encore soulignée par l’absence de paroles. « En fait, il y en avait au début, mais juste le minimum, parce que je pensais que le film ne survivrait pas sans dialogues. À la lecture du scénario, cela passait, mais en découvrant l’animatique, une version très primitive du film, les gens trouvaient cela bizarre [… ] » Confrontés à un choix épineux, Michael Dudok de Wit et Pascale Ferran envisagent un temps d’ajouter des dialogues, histoire qu’ils s’intègrent plus naturellement au film, pour devoir bientôt se rendre à l’évidence: le résultat n’est pas plus satisfaisant, et le duo d’auteurs décide de faire marche arrière. La solution du problème viendra finalement des partenaires japonais. « On avait validé l’animatique, et on était prêts à démarrer la production du film, lorsqu’ils m’ont téléphoné pour me demander si j’étais d’accord d’envisager de renoncer aux dialogues. Je pensais qu’ils étaient indispensables pour des questions de compréhension, mais ils estimaient que ce serait aussi clair en s’exprimant à travers l’animation, le jeu, le contexte. Et du coup, l’absence de langage parlé serait assumée, ce qui rendrait les choses plus simples. Je me suis dit que s’ils considéraient que cela allait marcher, cela devait sûrement être le cas, et j’ai ressenti un immense soulagement. C’était un défi, parce que ne pas avoir de langage ajoute à la fragilité, mais un très beau défi que j’avais envie d’explorer… »

Pour le relever avec maestria: conte d’une ensorcelante limpidité, La Tortue rouge irradie de grâce zen. Et ce film de toute beauté laisse le spectateur, sans distinction d’âge, suspendu à quelque désir flottant de retrouver le naufragé de l’île de la tortue sur son rivage enchanté…

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers

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