À CHARLEROI, LE ROCKERILL SECOUE L’UNDERGROUND DANS LES ANCIENNES FORGES DE LA PROVIDENCE. ZOOM SUR LA CULTURE EN FRICHE.

Marchienne-au-Pont. Un gigantesque hangar industriel de 4000 m2, un samedi soir de novembre. Il est minuit. Dans une petite salle aux allures berlino-new-yorkaises, les garagistes de Mujeres, sortes de Black Lips espagnols, se collent une rude tamponne tandis que les Anglais de Charles Howl envoient le bois les doigts suant dans les prises électriques. A l’étage, au milieu de quelques fourneaux crachant les flammes, un couple se marie.

L’esprit Rockerill rappelle les débuts du Plan K, l’ancienne raffinerie Graeffe, producteur de cassonade puis dépôt de peinture, avant de se réinventer fin des années 70 en lieu de culture.

Bâties en 1832, les Forges de la Providence représentaient « hier » le plus grand complexe métallurgique du bassin de Charleroi. Première usine de ce genre ouverte en ville, elle a permis l’explosion et construit la renommée mondiale de l’industrie wallonne. Aujourd’hui, elle fait vivre la culture dans le pays noir à coups de concerts, d’expos, de soirées et de spectacles. Le tout dans un esprit résolument ouvert, défricheur et underground…

C’est avec l’un de ses potes, Thierry Camu, que Michael Sacchi, connu dans le milieu sous le pseudo plus rock’n’roll de Mika Hell, a sauvé ce lieu d’exception. Ils l’ont racheté pour une bouchée de pain. Le prix d’une maison. Tous deux ont grandi dans la région. Le paternel de Mika a même trimé pendant 50 berges dans la sidérurgie. « Mon grand-père était arrivé d’Italie dans les années 30 pour bosser à la Fabrique de fer« , raconte-t-il.

Lui étudie les arts graphiques et bosse chez Dupuis à Marcinelle. Dès 2000, avec ses Têtes de l’art, il se met à squatter des endroits industriels à l’abandon. Il s’approprie les lieux. Y organise des expos ouvertes à des sculpteurs, photographes et peintres toujours punk d’esprit. « Nous ne voulions pas montrer les artistes du Palais des Beaux-Arts. Ça n’aurait eu aucun sens de louer le centre culturel de Mont-sur-Marchienne. De toute façon, nous n’avions pas de fric. »

Comme Charleroi regorge de grands espaces inexploités, Michael and co prennent possession d’un chantier naval, d’un château d’eau, d’une ancienne caserne… Et en 2005, ils organisent aux Forges de la Providence le Rockerill Festival. Un grand événement pluridisciplinaire.

« Les bâtiments datent de 1920. Les Allemands qui les avaient détruits pendant 14-18 les ont reconstruits après la guerre. » Suite à leur fermeture dans les années 80, les lieux, victimes de la crise pétrolière, ont abrité le musée de l’industrie jusqu’à la fin des années 90. Ils ont ensuite été abandonnés à leur triste sort. « Il y avait de l’espace. On se sentait chez nous. On s’est mis en tête d’y rester. » Et Mika de partir avec son bâton de pèlerin à la rencontre des patrons… « L’usine leur coûtait de l’argent. Ils allaient devoir la détruire. Devaient payer le cadastre. Je suis tombé sur des gens réceptifs. L’idée était de promouvoir une culture alternative et de favoriser l’inconnu. Ceux qui n’ont pas de label, de tourneurs… Qui viennent jouer pour cinq bières et un plein d’essence. »

Créée en 2006, l’asbl Rockerill Production (Globul, Mika Hell, Thierry C ainsi que bénévoles et passionnés) gère le patrimoine de l’usine et la programmation. Au début, les scènes étaient faites de palettes. Les bars de bouts de bois. Les groupes de copains.

Salle de concert, local de répétition, ateliers d’artistes (UDINI, Miss Tetanos)… Rockerill est touche-à-tout. On y a tourné des films. Lancé un label: Rockerill Records (celui du Prince Harry et de Duflan Duflan). Puis, on y sert les Apéros indus, qui reprendront le 2 mai, tous les jeudis du printemps et de l’été… Le 14 septembre se tiendra un grand festival pluridisciplinaire ayant pour thème le muscle. Une compilation de concerts, performances, musiques expérimentales, live électroniques et autres surprises… « On invite le genre de mecs que tu ne croises qu’au Magasin 4 ou dans des squats. La grosse scène alternative européenne. »

La récupération de friches pour enfanter des projets culturels n’est pas nouvelle. Elle remonte à une bonne trentaine d’années et s’est développée au milieu des eighties. Les premières expériences de « friches culturelles » semblent avoir eu lieu dans les pays du nord de l’Europe, principalement dans trois villes: Berlin, Amsterdam et Bruxelles. « Le processus de désindustrialisation s’accompagne du bouleversement d’un style de vie rythmé par l’activité des industries, autrefois nerfs de ces villes et creuset d’une culture ouvrière forte« , note dans l’une de ses études le Club du Millénaire, association de recherche fondée par des étudiants de Science Po lillois.

Avec ses six salles équipées -trois de répétition dont se servent une trentaine de groupes et une de concerts qui peut accueillir 850 personnes-, le Muziekodroom à Hasselt est un ancien abattoir industriel. Les Halles de Schaerbeek sont un ancien marché couvert. Et le Hangar, à Liège, qui a pour vocation de promouvoir toutes les formes d’expression artistique, est un site industriel du XIXe siècle réhabilité. « Je trouve incroyable qu’une ville comme Liège, avec son passé, son histoire, n’a pas davantage privilégié ce genre de pistes, avoue Jean-François Jaspers du collectif Jaune Orange. En même temps, je n’ai guère envie de m’installer à Sclessin ou Ougrée. Et c’est là que sont les friches. La Fabrik à Herstal s’est cassé la gueule. Elle était loin de tout. On n’y allait pas comme ça, juste pour boire un coup. Fallait une bonne raison de s’y déplacer.  »

Quoi qu’il en soit, si les quartiers industriels ainsi que leur architecture ont longtemps été dénigrés, on a depuis un petit moment pris conscience de la valeur patrimoniale de ces bâtiments. On réalise aussi tout doucement leur aspect pratique en ces temps où le citadin veut souvent vivre en ville sans se voir confronté au moindre désagrément. Sonore s’entend. Pas de voisins, des places de parking à revendre… Le zoning est une bénédiction. Les ruines industrielles possèdent par ailleurs une aura précieuse qui marque la rupture avec la culture aseptisée, ses tanières modernes et neutres.

Garages, mines et abattoirs…

« Les innovations se produisent désormais pour une grande part hors des institutions ou sous des formes nouvelles, au sein de structures associatives et de réseaux divers -friches, fabriques, collectifs d’artistes, coopératives… – considérés comme des lieux alternatifs, même si les liens avec les institutions et les collectivités existent généralement d’une manière ou d’une autre« , remarquait Elizabeth Auclair, docteur en géographie et maître de conférence en aménagement.

Depuis 2012, après sept ans de DIY intégral, Rockerill est parvenu à sensibiliser la Ville et la Fédération Wallonie-Bruxelles. A bénéficier d’aides qui lui ont permis de dégager deux mi-temps. « Ils n’ont cependant pas attendu les subsides, les tchics et les tchacs. Suivi le plan institutionnel, long, tortueux et quelque part, aussi, politisé« , remarque JF Jaspers.

En réhabilitant des tas de lieux comme le Tri postal jouxtant la gare de Lille et la Condition publique, ancienne usine textile, manufacture de conditionnement de la laine et des soies installée à Roubaix, Lille 2004, capitale européenne de la culture, s’est pleinement inscrite dans ces démarches et a exploité son architecture et ses vestiges industriels.

« J’ai l’impression que la France claque encore beaucoup d’argent dans la construction de nouveaux lieux à vocation culturelle. L’Allemagne a plus vite que les autres mis son passé et son patrimoine industriels au service de la culture. C’est passé par le mouvement anar. Mais les squats se sont rapidement organisés et structurés. Que ce soit à Berlin, Cologne ou Hambourg.  »

Festival rock, le Melt! a été créé en 1997 dans la commune de Gräfenhaunichen, au sud de Berlin. Et plus précisément à Ferropolis, la ville du fer, gigantesque musée à ciel ouvert. De monstrueuses excavatrices pouvant mesurer jusqu’à 30 mètres de haut, 130 mètres de long, et peser 2000 tonnes lui confèrent une atmosphère post-industrielle. Jusqu’en 1991, 60 000 mineurs y extrayaient chaque année quelque 100 millions de tonnes de lignite.

Le Luxembourg aussi a pris conscience des possibilités que son passé lui offrait. Inaugurée en 2005, la Rockhal est située sur les friches industrielles d’Esch-Belval. L’Atelier est installé dans un vieux garage désaffecté de Luxembourg-Hollerich. Quant à la Kulturfabrik, implantée sur des anciens abattoirs d’Esch-sur-Alzette, elle offre un exemple typique d’architecture de la fin du XIXe siècle avec des éléments d’Art nouveau. Outre des salles de répétition pour musiciens et deux autres de spectacles, elle abrite une galerie et un cinéma. Beautiful friches…

WWW.ROCKERILL.COM

TEXTE JULIEN BROQUET

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