Arrêts sur image

Génie du cadre et de la lumière, Gregory Crewdson signe des photographies comme autant d’images prémonitoires d’un monde déserté. Un nouvel ouvrage plonge au coeur de sa cinématographie.

Le vide avant le plein. Comme un calme qui annoncerait une tempête. Un dépouillement pour préparer l’abondance. En 1996, le photographe américain Gregory Crewdson (1962, Brooklyn) conçoit une série de 61 images intitulée Fireflies. Celle-ci consiste en des photographies noir et blanc marquées par une drastique économie de moyens: il est question de milliers de lucioles immortalisées au crépuscule. Difficile de faire plus minimaliste que ces frêles taches de lumière sur fond sombre. Dix-sept ans plus tard, Crewdson se lance dans un projet mégalomane radicalement différent en apparence -en réalité, l’exubérance de la scénographie est mise au service d’un même socle existentiel- qui porte le nom de Cathedral of the Pines. Le pitch? Des prises de vue, 31 au total, évoquant un certain imaginaire névrotique US à la faveur de mises en scène pétrifiées. Il y a du En attendant Godot dans cette suite de clichés. Faut-il s’en étonner lorsque l’on sait que l’ensemble a été shooté à Becket, petite ville du Massachussetts prédisposée au désenchantement. Cinq ans plus tard, l’intéressé remet le couvert avec An Eclipse of Moths, sorte de récit visuel en 17 chapitres ajoutant une dimension d’effondrement économique à l’isolement des protagonistes. Ces deux chefs-d’oeuvre de la photographie contemporaine méritaient un ouvrage qui permette de s’immerger dans leurs eaux troubles. Récemment paru chez Textuel, Alone Street se présente comme un opus-évènement cossu invitant à contempler  » l’inquiétante étrangeté » qui se dégage de ces « tableaux » imprégnés par la solitude. Il est également question de se glisser dans les coulisses d’un processus de création obsessionnel. La méthode de travail façon Crewdson est en tout point comparable à une production cinématographique: décors reconstitués, casting épique, direction d’acteur, accessoires choisis et posés au millimètre près, rues entières bloquées pour une prise de vue… Au bout de ce long détour, le lecteur découvre l’inévitable paradoxe: la définition parfaite des photographies ne résulte pas de prises de vue uniques mais bien de l’assemblage en postproduction de centaines d’images.

Alone Street, de Gregory Crewdson, éditions Textuel, 164 pages.

Arrêts sur image
© Gregory Crewdson, The quarry [La Carrière], de la série Cathedral of the Pines, 2013-2014, extrait de Alone Street (éditions Tex

« The Quarry » (La Carrière)

Photographie réalisée à Becket dans le Massachusetts, entre 2013 et 2014, The Quarry, qui appartient à la série Cathedral of the Pines, met en scène l’un de ces mélanges boiteux de nature et de culture chers à Gregory Crewdson. L’utilisation d’une lumière naturelle sert ici à exalter l’intériorité des protagonistes. La composition évoque un certain courant méditatif de la peinture européenne que l’on peut faire remonter à Rogier Van der Weyden.

Arrêts sur image
© Gregory Crewdson, Starkfield Lane, de la série An Eclipse of Moths, 2018-2019, extrait de Alone Street (éditions Textuel, 2021).

« Starkfield Lane »

Très compliquée à réaliser, la série An Eclipse of Moths a nécessité une logistique inouïe afin de créer l’effet de ville pétrifiée. Si l’on en croit Crewdson lui-même, « chaque image était un défi », nécessitant de bloquer des quartiers entiers et de recueillir les autorisations de dizaines de personnes -riverains, commerçants et autres compagnies de transport. Sans parler de la question de la profondeur de champ, impliquant de tout dégager sur plusieurs kilomètres. Starkfield Lane concentre la magie résultant de ces efforts à travers la restitution de la dimension de paralysie qui hante l’oeuvre de l’Américain.

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