Laurent Raphaël

L’édito: Elle est belle la jeunesse!

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Le pluriel s’impose: on parlera des littératures jeunesse plutôt que de la littérature jeunesse. Par sa variété de paysages, de reliefs et de populations, ce secteur ressemble en effet bien plus à un vaste continent qu’à un lopin de terre cerné de barbelés.

Entre un livre-objet illustré pour les tout-petits publié par une maison d’édition lilliputienne et un roman young adult à succès s’écoulant à des millions d’exemplaires de par le monde (Harry Potter and co), il y a autant de différences qu’entre un papillon battant délicatement l’air et un troupeau de bisons lancés au galop.

C’est ce patchwork de formes, de couleurs et de saveurs qui fait le charme et la richesse de ce marché ultra dynamique (l’édition jeunesse et la BD, dont une bonne partie s’adresse directement aux têtes blondes, sont les seules à résister au déclin du livre). Mais aussi paradoxalement sa malédiction. Impossible en effet de faire entrer dans une seule case mentale clairement identifiable l’ensemble de la production labellisée jeunesse. Trop de formats différents, trop de publics hétérogènes, trop d’éditeurs, trop d’acteurs (scénaristes, romanciers, dessinateurs…), trop d’offre aussi (73.000 références en 2018 rien qu’en France).

Conséquence: la perception que le grand public a de cette usine à gaz est au mieux floue, au pire réductrice et simplette. Autrement dit, le « tout » est moins que la somme des parties. C’est flagrant quand on voit comment l’activité jeunesse des auteurs qui ont gagné leurs galons au rayon littérature générale (lire notre état des lieux du secteur) est soit négligée, soit occultée. Comme si la création pour les enfants demandait moins d’effort, moins de talent. Sur une échelle de valeurs officieuse, le livre jeunesse se situe en dessous de la nouvelle, elle-même devancée par la fiction au long cours. On écrirait des histoires pour marmots ou ados parce qu’on y est contraint pour vivre, faute d’avoir décroché un billet en première classe ou à la limite pour faire plaisir à ses propres enfants. Rien de très sérieux donc. Juste une récréation, un passe-temps un peu léger…

La littu0026#xE9;rature jeunesse au sens large n’est pas le brouillon de la u0022grandeu0022 littu0026#xE9;rature. C’est sa matrice…

Ceux qui pensent ainsi ont la mémoire courte. Surtout s’ils se revendiquent dans le même temps amateurs de romans. Car avant de se jeter dans le grand bain de la lecture sérieuse, c’est dans le petit bassin qu’ils ont appris à nager. Et avec les meilleurs moniteurs encore bien. Sans la fréquentation de Robert Louis Stevenson, d’Antoine de Saint-Exupéry, de Jack London, de Roald Dahl, de Charles Dickens ou d’Anthony Buckeridge, le père de la saga Bennett (sorte de Club des cinq version british publiée à l’époque dans la Bibliothèque verte), mon monde serait tout racrapoté, réduit à sa plus simple expression, une banale enfilade de jours privés de leur écume. Hiérarchiser les tiroirs de la création est absurde. Comme il serait absurde de prétendre que le cinéma d’animation n’est qu’une version pasteurisée du cinéma classique.

Mais heureusement rien n’est figé pour l’éternité. Rappelons que la bande dessinée était encore il y a peu un genre infréquentable. Des revues pionnières ((À suivre), Pilote, etc.) et des artistes visionnaires ont formé des générations de lecteurs et d’auteurs décomplexés, lesquels ont à leur tour réussi à hisser la BD quasi au même niveau de prestige que la littérature générale. Même s’il est vrai que la pêche intensive pratiquée par les gros armateurs de l’édition oblige à un écrémage encore plus important que dans l’univers du roman adulte, où les maisons d’édition sérieuses se montrent un peu plus regardantes sur la qualité de la marchandise proposée.

La littérature tous publics est sans doute victime de l’ambiguïté de sa double mission: nous faire miroiter les délices de l’enfance et en même temps nous donner les armes pour nous extraire de la chrysalide. À ce propos, on pourrait aussi intégrer dans le panier jeunesse des oeuvres réservées en théorie à un public averti mais qui tombent sous les yeux des enfants. De leur propre chef ou à l’initiative de parents audacieux. Ce ne sont pas les moins formatrices. Je me souviens que la découverte à un âge précoce des Incal de Moebius, des Adèle Blanc-Sec de Tardi ou des Silence de Comès m’a profondément marqué. D’un coup, j’entrais dans un monde inconnu, celui des adultes. Avec autant de curiosité que d’appréhension. La littérature jeunesse au sens large n’est pas le brouillon de la « grande » littérature. C’est sa matrice…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content