Laurent Raphaël

L’édito: Notes d’un confiné

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Deux semaines et des poussières sous le signe de l’état d’urgence. Après l’excès de confiance crâneuse des premiers jours, symbolisée par ces pelouses ensoleillées prises d’assaut par des citadins déjà confinés tout l’hiver, après la sidération tétanisante qui a vite suivi, déclenchée par la prise de conscience brutale de la gravité de la situation à mesure que tombaient les chiffres et que circulaient les images de villes italiennes fantômes et de corps inertes allongés sur le ventre comme s’ils avaient été mis en hibernation pour un voyage spatial, après ce premier épisode donc où « la vie normale » a basculé, place à présent à une angoisse plus sourde, plus visqueuse.

Si on était dans un film d’horreur -et franchement on n’en est pas loin, ne manquent que les zombies et les effets sonores-, on serait à ce moment de l’histoire où les héros, après avoir échappé par miracle aux morts-vivants et à la prolifération du virus, ont trouvé refuge dans une maison abandonnée. Ils ne savent pas exactement ce qui les attend, sinon que ce sera gore, mais profitent de ce court répit pour faire le point sur ce qui leur arrive, s’interroger sur ce qui a bien pu dérailler et faire le constat amer qu’ils ne seront déjà plus pareils après ce qu’ils ont vécu.

L’écart entre l’avant et le pendant -on s’occupera de l’après plus tard- peut se mesurer à toutes les premières fois accumulées au cours des deux, trois dernières semaines. Une liste longue comme un bras de basketteur. En vrac, en ce qui me concerne: première fois que je trouve normal de me déguiser en chirurgien du dimanche pour faire des courses, première fois que j’ai envie de pleurer devant un rayon vide d’oeufs frais, première fois que ça me laisse indifférent de passer pour un pestiféré quand on s’écarte brusquement sur mon passage, Première fois que je donne rendez-vous à mes collègues sur Zoom avec l’impression étrange d’assister à une convention intergalactique dans Star Trek, première fois que j’embrasse mon fils en me demandant si je ne le mets pas en danger, première fois que je ressens de la nostalgie en voyant des acteurs simplement s’enlacer dans les films, première fois que je bois les paroles d’un virologue comme si c’était le Messie, première fois qu’on m’invite si souvent à prendre soin de moi -ce qui commence d’ailleurs à me faire flipper-, première fois que la réalité dépasse les scénarios échafaudés par ma paranoïa…

Même le vocabulaire est contaminé par le virus. Qui aurait cru qu’on jonglerait avec des expressions dignes d’un roman de Ray Bradbury comme « gestes barrières » ou « distanciation sociale »? Ou que des termes barbares comme « comorbidité » n’auraient plus de secret pour nous?

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En moins d’un mois, toutes nos habitudes, tous nos repères -privés, professionnels, sociaux- ont été balayés. Et remplacés par un mode de vie au rabais dont on s’accommode tant bien que mal. Au point de laisser affleurer un sentiment ambigu: d’un côté, ce qui nous a été retiré du jour au lendemain n’en a que plus de valeur, de l’autre, force est de constater que cet enfermement forcé, qui n’a pas que des inconvénients et va bientôt générer de nouvelles habitudes, pourrait peu à peu relativiser l’importance de ce qui nous semblait hier encore vital. Et si on pouvait se passer sans trop de mal des supposés bienfaits de la mondialisation? Et si le slogan « less is more » n’était pas qu’un concept publicitaire tarte à la crème mais bien une vraie doctrine politique pour temps incertains?

u003cstrongu003eQuand tout le secteur des arts vivants se convertit par instinct de survie au digital, n’est-il pas en train de se tirer une balle dans le pied? u003c/strongu003e

En attendant, chacun s’adapte comme il peut. C’est-à-dire en bricolant. Les artistes, en tout cas ceux qui ne sont pas en train de crever dans l’anonymat, invitent leurs fans à domicile. Les magazines ratissent le Web pour proposer des confiseries culturelles à se mettre sous la dent entre deux promenades autour du bloc. Des salles de concert lancent des festivals dématérialisés. Les écrivains font des heures sup pour raconter l’enfermement, imaginer le futur, distraire les foules. Si toutes ces initiatives sont louables, elles ont parfois un petit goût de cyanure. Quand tout le secteur des arts vivants se convertit par instinct de survie au digital, n’est-il pas en train de se tirer une balle dans le pied?

Décidément, ce virus ne provoque pas seulement une crise sanitaire majeure mais aussi une crise de civilisation et de sens.  » Comme l’odorat? » , me demande mon fils qui jette un oeil par-dessus mon épaule. Ah oui, j’avais oublié: première fois que je travaille au milieu du salon familial…

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