Un cinéma sous hautes tensions: petit historique de la question raciale sur grand écran

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

La question raciale traverse l’Histoire du cinéma américain. Queen & Slim, le percutant premier long métrage de la cinéaste new-yorkaise Melina Matsoukas, en apporte un nouvel exemple, au confluent du brûlot politique et de la mythologie des amants en cavale.

C’est une image qui n’est que trop familière, s’étant multipliée au fil de bulletins d’actualité comme dans leur extension cinématographique: celle de policiers blancs perpétrant des violences à l’encontre de citoyens afro-américains. Premier long métrage de Melina Matsoukas, Queen & Slim (lire notre critique) se fonde aujourd’hui sur une bavure tristement ordinaire de cet ordre, faisant suite à d’autres films récents ayant adopté un point de départ voisin. Ainsi de Fruitvale Station, de Ryan Coogler, revenant sur un fait divers tragique qui avait vu un jeune Noir de 22 ans abattu par un policier dans le métro de San Francisco au réveillon 2009 après qu’un contrôle avait dégénéré. Ou, dernièrement, de The Hate U Give, de George Tillman Jr., dont l’héroïne était témoin du meurtre d’un ami d’enfance par un représentant de l’ordre à la gâchette facile, en un écho des tensions raciales secouant une Amérique contemporaine en mal d’égalité.

Hollywood en Noirs et Blancs

L’avènement d’une génération de réalisateurs issus de la communauté afro-américaine n’est bien sûr pas étranger à cet intérêt accru, les Ava DuVernay (Selma), Lee Daniels (The Butler) ou autre Barry Jenkins (If Beale Street Could Talk), pour ne citer qu’eux, s’étant emparés à des titres divers des questions raciales travaillant la société états-unienne. Non, du reste, que le cinéma hollywoodien y soit resté totalement imperméable, loin de l’époque où The Birth of a Nation, de D.W. Griffith, étalait sans sourciller son fond de racisme (à noter qu’en un juste retour des choses, Nate Parker empruntera son titre un siècle plus tard pour évoquer la figure de Nat Turner, esclave noir et rebelle).

If Beale Street Could Talk, de Barry Jenkins
If Beale Street Could Talk, de Barry Jenkins© 2018 Annapurna Releasing, LLC. All Rights Reserved.

Passons sur Gone with the Wind, de Victor Fleming, qui ne fait pas l’économie de divers clichés et propose une vision largement idéalisée de l’esclavage. Rien que pour l’âge classique, un Douglas Sirk amène le débat sur le terrain intime dans l’étincelant Imitation of Life (1959), mélodrame gravitant autour de l’histoire d’une femme reniée par sa fille refusant d’accepter ses origines noires. La même année, Stanley Kramer, dans The Defiant Ones, fait de Sidney Poitier et Tony Curtis deux détenus qui devront surmonter leur haine raciste lorsqu’ils se retrouvent enchaînés l’un à l’autre dans leur évasion. Il abordera encore la question de la discrimination raciale quelques années plus tard, en 1967, avec la distance humoristique cette fois, à la faveur du savoureux Guess Who’s Coming to Dinner, où un couple libéral de San Francisco découvre avec stupeur que sa fille a décidé d’épouser un Noir (Sidney Poitier, encore, lequel incarnera longtemps la figure du Noir à Hollywood, lui que l’on retrouve encore, la même année, en enquêteur black débarqué dans une bourgade raciste du Sud dans In the Heat of the Night, de Norman Jewison).

Soit autant de films qui feront date, auxquels il faut bien entendu ajouter To Kill a Mockingbird, de Robert Mulligan (1962) qui, adaptant le classique de Harper Lee, signe un vibrant plaidoyer pour l’égalité, condamnant la ségrégation qui sévissait dans le Sud des états-Unis (l’action se situe en Alabama en 1932) par l’intermédiaire d’un avocat (Gregory Peck, dans le rôle qui lui vaudra un Oscar) chargé de défendre un Noir injustement accusé de viol.

Green Book, de Peter Farrelly
Green Book, de Peter Farrelly© DR

Spike Lee vs Quentin Tarantino

La ségrégation dans le Sud tiendra encore lieu de toile de fond à des films multiples. Citons Mississippi Burning, d’Alan Parker (1989), avec en ligne de mire les agissements du Ku Klux Klan; The Help, de Tate Taylor (2011) qui s’attarde sur la condition peu enviable de Noires travaillant pour des Blancs dans le Mississippi des années 60; Loving, de Jeff Nichols (2016), autour d’un couple que son mariage interracial dans la Virginie de 1960 entraînera dans un long combat judiciaire. Ou encore, tout récemment, Green Book, de Peter Farrelly, road-movie arpentant les routes du Sud pendant les années 60, et tirant son nom du manuel qui permettait aux personnes de couleur d’identifier les établissements acceptant de les accueillir. Soit un film s’employant joliment, à défaut de véritables aspérités, à battre en brèche les préjugés raciaux -agenda qu’il partage avec Driving Miss Daisy, de Bruce Beresford (1989) par exemple.

D’autres films abordent la question sous un angle historique: The Color Purple, de Steven Spielberg (1985), notamment, qui s’immisce dans la vie d’une famille noire du Sud au début du XXe siècle. Ce même Spielberg qui, dans Amistad (1997), remontera aux sources de l’esclavage. Le sujet est brûlant, Steve McQueen en propose une vision glaçante dans le magistral 12 Years a Slave (2013), Quentin Tarantino y allant pour sa part de sa version cartoonesque dans Django Unchained. De quoi s’attirer les foudres de Spike Lee, porte-drapeau de la cause afro-américaine depuis la fin des années 80 et la sortie de Do the Right Thing, qui tweetera: « American slavery was not a Sergio Leone spaghetti western. It was a Holocaust. My ancestors are slaves. Stolen from Africa. I will honor them. » À croire toutefois que l’épisode aura redonné un surcroît de vigueur au réalisateur de Jungle Fever et autre Malcolm X, qui signera dans la foulée son meilleur film depuis des lustres, un BlacKkKlansman revisitant la très improbable histoire d’un flic noir ayant infiltré le Ku Klux Klan, matière à une comédie politique et satirique de la meilleure eau. Et, en tout état de cause, une solide pierre balancée dans le jardin de l’Amérique raciste -celle que documentera aussi Roberto Minervini dans What You Gonna Do When the World’s on Fire?, partant à la rencontre de communautés noires du Sud aux prises avec un racisme endémique. Le sujet est d’ailleurs inépuisable, que Kathryn Bigelow aborde à sa façon dans Detroit, revenant sur les émeutes qui avaient agité Motor City en 1967, sur arrière-plan de ségrégation. C’est dire si Queen & Slim, les amants rebelles lancés dans une épopée flamboyante, ne sortent pas de nulle part. Trente ans tout juste après Do the Right Thing, son brûlot fondateur, Spike Lee pourrait bien s’être trouvé en Melina Matsoukas une digne héritière…

Melina Matsoukas, rebelle avec une cause

Un cinéma sous hautes tensions: petit historique de la question raciale sur grand écran
© GETTYIMAGES

Si son nom n’est guère familier des cinéphiles, Melina Matsoukas, la réalisatrice afro-américaine de Queen & Slim, est loin d’être une inconnue. D’ascendance jamaïcaine et cubaine par sa mère, grecque et juive ashkénaze par son père, cette native du Bronx, formée à la New York University’s Tisch School of the Arts, entame son parcours professionnel en 2006 dans l’univers du clip musical. Et de se faire rapidement un nom dans le r’n’b auprès de Shareefa d’abord, pour qui elle aligne plusieurs vidéos; de Beyoncé ensuite, avec qui débute une collaboration privilégiée l’année suivante, qui résultera en une dizaine de clips, de Green Light à Formation, la future cinéaste étant par ailleurs créditée comme consultante créative pour l’album 4, paru en 2011. D’autres noms prestigieux s’ajoutent rapidement à sa vidéographie, Matsoukas étant associée, au fil des ans, à Snoop Dogg, Jennifer Lopez, Kylie Minogue, Lady Gaga, Katy Perry, Rihanna, et l’on en oublie. La liste est, en tout état de cause, impressionnante, ses clips lui valant une reconnaissance unanime, attestée par des distinctions en pagaille, en tête desquelles des Grammy pour We Found Love, de Rihanna, et Formation, pour Beyoncé.

Bonnie & Clyde revisités

Multi-consacrée par l’industrie musicale américaine, l’artiste décide alors d’élargir son horizon, dirigeant, à compter de 2016, plusieurs épisodes des séries télévisées Insecure et Master of None. Petite cause, grands effets: c’est sur cette dernière qu’elle fait la connaissance de Lena Waithe, future scénariste de son premier long métrage, Queen & Slim. Un duo électrique, à en juger par le résultat, un film à l’agenda politique limpide et à l’urgence manifeste, l’histoire d’un couple de jeunes Noirs américains qu’un contrôle de police tournant à la bavure transforme en fugitifs lancés sur les routes états-uniennes, figures charismatiques n’étant pas sans évoquer les Bonnie & Clyde d’antan.

Si elle a le sens aiguisé de la composition, Melina Matsoukas aime aussi se jouer des stéréotypes en effet, comme pour mieux se réapproprier le paradigme hollywoodien, elle qui exprimait au quotidien Le Monde lors de la sortie française du film sa volonté de porter à l’écran « une histoire d’amour noire, où nous ne sommes pas que des victimes, mais des êtres complexes, beaux, puissants et vulnérables ». Sans doute ne faut-il pas chercher ailleurs que dans cet « empouvoirement » les raisons de l’ostracisme sinon inexplicable dont Queen & Slim a fait l’objet dans la course aux Oscars. Ce qui, en tout état de cause, ne devrait pas entamer la détermination d’une réalisatrice que son premier long métrage, mieux qu’une promesse, impose comme une voix appelée à compter dans le concert cinématographique…

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