Kathryn Bigelow, douleur noire et légitimité

Will Poulter, salopard fini d'un éprouvant huis clos psychologique. © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Les émeutes raciales de 1967 à Detroit inspirent à Kathryn Bigelow un thriller sadique et brutal où, légitimement indignée, la réalisatrice américaine semble tout aussi sûrement jouir de ses propres colères. Jusqu’à l’impasse morale? Représentation des minorités visibles et violence au cinéma, épisode 682.

L’Histoire des États-Unis s’est construite dans la violence. Et le cinéma de Kathryn Bigelow n’a jamais cessé d’en témoigner. Dès son court métrage expérimental, The Set-Up, en 1978, le ton est donné. Deux hommes s’y battent dans une ruelle sombre tandis que deux professeurs de philosophie analysent et déconstruisent leur affrontement en voix off. La future réalisatrice de Near Dark, Point Break et autre Strange Days n’a alors que 27 ans et est encore étudiante, mais semble déjà avoir parfaitement identifié ce qu’elle entend porter à l’écran, soit un projet esthétique autant qu’éthique fonctionnant sur deux niveaux: la représentation frontale de la violence et le discours « méta » censé penser celle-ci. Bigelow tourne The Set-Up en une nuit, de neuf heures du soir à sept heures du matin, mais « omet » de préciser à ses acteurs de faire semblant. Résultat des courses, les deux lascars finissent en sang puis alités pendant plusieurs jours.

« La guerre est une drogue« , rappelle 30 ans plus tard le générique de The Hurt Locker. En effet, et Bigelow n’a toujours pas décroché. Au contraire: après trois décennies à mâtiner son propos belliqueux de genres divers (films de vampires, de casse, de science-fiction…), elle resserre à nouveau son champ de tir sur les tenants et les aboutissants de cette violence qui l’interpelle tant -pas pour rien qu’elle a rêvé pendant des années d’une grande fresque sur la vie de Jeanne d’Arc, avant de se faire couper l’herbe sous le pied par Luc Besson. The Hurt Locker suit le quotidien explosif d’une unité de déminage de l’US Army en Irak. Dans la foulée, en 2012, Zero Dark Thirty enfonce le clou. Récit de la traque d’Oussama ben Laden par une unité des forces spéciales américaines, le film, intense, fait polémique. En cause, une certaine tendance à s’étendre sur des scènes d’interrogatoire plus que musclées à l’efficacité éprouvée. Apologie de la torture, Zero Dark Thirty? Bigelow se défend en précisant que la pratique du waterboarding (technique de torture par l’eau s’apparentant à un simulacre de noyade) a bien eu cours dans la guerre contre le terrorisme post-11 septembre et qu’il était hors de question que son film édulcore cette réalité. Au spectateur dès lors de juger s’il y a eu ou non complaisance dans sa traduction à l’écran, la cinéaste se félicitant quoi qu’il en soit au passage que son film fasse débat, et remette ce type de questionnement au coeur des préoccupations citoyennes.

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L’esprit de l’émeute

Arrivée à ce point précis de sa carrière, Bigelow, comme Christopher Nolan avant elle, a acquis le statut particulièrement enviable d’auteure avec un grand A au sein même du système hollywoodien. Écrit comme les deux précédents par son collaborateur Mark Boal, son nouveau projet regarde dans le rétroviseur pour mieux parler du présent. Sorti cet été aux States, Detroit commémore à sa façon les 50 ans des funestes émeutes raciales ayant frappé la principale ville du Michigan -c’était en juillet 1967- en se concentrant sur un épisode particulièrement glaçant de cette tragédie meurtrière. Celui de l’Algiers Motel. Soit une nuit durant laquelle plusieurs civils noirs ont été humiliés, battus et pour certains d’entre eux tués par des policiers blancs. Ouvrant sur le chaos à ciel ouvert généré par l’insurrection, le film bascule ainsi très vite dans un huis clos psychologique sadique et brutal. Rencontrée à Londres en août dernier, Kathryn Bigelow raconte: « Quand j’ai pris connaissance de cette histoire, j’ai pensé: « Ces événements se sont déroulés il y a un demi-siècle et, pourtant, il semble que cela aurait pu se passer aujourd’hui. Et même sans doute, hélas, demain… «  » Avant de préciser: « Le film résulte d’une dramatisation fictionnelle d’une série d’événements réels. Cela implique un gros travail de compression des faits dans une logique de durée filmique et de format narratif qui fonctionne pour un public non averti, mais aussi un remodelage des protagonistes. Le personnage joué par Will Poulter, par exemple, est une espèce de condensé, une synthèse fictionnelle, de trois flics ayant vraiment participé du fait divers. »

Poulter, jeune acteur anglais au visage de Grinch vu dans The Revenant qui compose ce méchant presque trop parfait, de ceux qu’on adore détester, commente de son côté: « À la lecture du scénario, je me suis à un moment demandé si c’était une bonne idée d’incarner à l’écran un personnage à ce point détestable. Mais quand vous faites un film avec Kathryn, vous savez que vous n’êtes pas là uniquement pour divertir la galerie. Il y a un enjeu social et politique fort qui justifie de le faire. » Un nécessaire travail de mémoire qui se double de résonances actuelles évidentes. Mais alors d’où vient le malaise ressenti à la vision de Detroit? Pas celui en lien avec les violences raciales dans lequel Kathryn Bigelow entend bien nous plonger -enfoncer?- 143 minutes durant, bien sûr, celui, plus insidieux, qui nous fait penser que quelque chose, malgré tout, cloche un peu dans la démarche.

Kathryn Bigelow sur le tournage de Detroit.
Kathryn Bigelow sur le tournage de Detroit. © DR

« Mon objectif était de donner un visage à l’inimaginable, explique encore Bigelow. Et, par ce biais, de susciter de l’empathie. Je crois dur comme fer que l’empathie est source de renouveau. C’est en tout cas l’étincelle indispensable qui peut mener au changement. » Sauf que, à l’arrivée, le film semble trop souvent davantage intéressé par la déshumanisation des bourreaux que par l’humanisation des victimes. Fascination pour le mal? Il y a de ça, oui. Pour la torture aussi, en un sens, on y revient. Peu enclin à la nuance, Detroit s’apparente dès lors trop souvent à une prise d’otages spectatorielle, suivant cette logique manipulatrice, implacable en apparence, qui voudrait que si l’on adhère à la dénonciation des injustices exposées -comment, en l’occurrence, ne pas y adhérer?- alors on adhère forcément également au cinéma proposé. Et pourtant, non. Car, légitimement indignée, Kathryn Bigelow semble tout aussi sûrement disposée à jouir de ses propres colères. C’est toute l’ambiguïté de son travail, ayant fait de la violence au sens large son « core business » quasiment exclusif.

Si la Californienne excelle ici autant dans le travail de reconstitution que dans la mise en place d’un cinéma anxiogène où les protagonistes, surchauffés comme des bouilloires prêtes à exploser à tout instant, tombent les masques au profit d’un pur instinct animal, la complaisance dont elle fait preuve dans la représentation de la cruauté pose problème. Pour un peu, on se croirait davantage dans un défouloir horrifique façon « home invasion movie » seventies à la Wes Craven que dans un drame historique à valeur morale, l’acharnement sur des corps noirs servant aussi les intérêts d’un suspense constitutif d’un film pensé au fond comme un thriller. Outre-Atlantique, certains n’ont d’ailleurs pas hésité à gratifier Bigelow d’un sévère carton rouge, invoquant à l’encontre de sa mise en scène le concept de « pornographie de la violence ».

Detroit
Detroit© DR

Douleur et légitimité

Detroit, en effet, n’a pas manqué de susciter la controverse sur le sol américain, où il a fait un semi-flop. Avant même sa sortie, le magazine Variety titrait par exemple: « Comment Bigelow -une femme blanche ayant été élevée à San Francisco dans une famille bourgeoise et ayant fait ses études à l’université de Columbia- pourrait-elle comprendre et éclairer une expérience aussi viscéralement douloureuse? Devrait-elle même s’y frotter? » On l’aura compris, c’est la légitimité même du regard et de la voix de la réalisatrice qui pose question. Bigelow, pas du genre à se démonter, répond: « Je comprends que ce soit débattu, bien sûr. Mais je pense que la discrimination raciale nous concerne et nous affecte tous. Ne pas exprimer sa compassion à l’égard des victimes de ces injustices revient selon moi à s’en désintéresser. L’engagement passe par une prise de parole. Le dernier statut Facebook d’Heather Heyer (jeune militante antiraciste fauchée cet été à Charlottesville par la voiture d’un sympathisant néo-nazi, NDLR) disait: « Si vous n’êtes pas ulcérés, alors c’est que vous ne prêtez pas attention. » Qu’est-il besoin d’ajouter à cela? Voilà une vérité qui dépasse toutes les appartenances. Il se trouve que cet épisode tragique qui s’est déroulé au motel Algiers en 1967 m’a profondément émue. Étais-je la personne la mieux placée pour le relater? Non, sans doute pas. Mais j’en ai eu l’opportunité, et ça n’avait pas été fait depuis un demi-siècle. Donc j’y suis allée. »

Si l’occasion fait effectivement le larron, la défense de Bigelow semble aussi étrangement avaliser certaines critiques mises en avant par le mouvement Black Lives Matter, en lien avec les concepts de « privilège blanc » et d’appropriation culturelle. Dans un papier daté du 11 août dernier et titré Cause noire: Kathryn Bigelow bute sur les nouveaux tabous américains, le quotidien français Libération se fendait d’un lumineux parallèle entre la polémique Detroit et la violente controverse suscitée au printemps par la présentation à New York du tableau Open Casket de Dana Schutz, soit une toile d’inspiration cubiste reproduisant la fameuse photo du visage sauvagement défiguré d’Emmett Till, ado noir victime d’un lynchage au mitan des années 50. Outrés, plusieurs groupes d’activistes afro-américains ont reproché à la peintre, rouquine à la peau laiteuse, d’exploiter le spectacle d’une souffrance transgénérationnelle dont elle n’aura jamais à faire l’expérience personnelle. Nécessaire éthique de la représentation ou chasse gardée identitaire? Vaste débat. Ramassé par l’écrivaine Zadie Smith, dans une formidable tribune pour Harper’s Magazine, en une question certes lapidaire mais dont la complexité donne un peu le vertige: « À qui appartient la douleur noire? »

Detroit
Detroit© DR

Une colère noire

Mais Detroit ne se résume pas à son suffocant huis clos, celui-ci faisant en effet tardivement place à un troisième acte ouvertement accusateur. Salutaire? Oui, en un sens. Sauf que les longues dénonciations procédurales y rappellent surtout que le cinéma démonstratif produit rarement de grands films -pour un peu, on se croirait dans du mauvais Oliver Stone-, renforçant le sentiment que les personnages valent ici moins pour ce qu’ils sont que pour ce qu’ils représentent, simples cartes à jouer d’une grande partie de poker menteur.

Menacé de ne pas rentrer dans ses frais, Detroit trouvera-t-il en Europe le succès qu’il n’a pas connu à domicile? Il est trop tôt pour le dire. En attendant, de l’autre côté de l’Atlantique, les polémistes ont déjà d’autres chats à fouetter, comme la prochaine série HBO du tandem responsable de Game of Thrones, David Benioff et D.B. Weiss, par exemple. Censée voir le jour courant 2019, l’uchronique Confederate entend en effet imaginer une Amérique où le Sud aurait gagné la guerre de Sécession et, donc, où l’esclavage serait toujours une réalité. Il n’en fallait évidemment pas tant pour, déjà, susciter les réactions indignées.

Kathryn Bigelow, douleur noire et légitimité

Comme celle de l’écrivain Ta-Nehisi Coates (Une colère noire: Lettre à mon fils): « Si des auteurs noirs avaient accès aux ressources et au soutien de HBO afin de créer un monde alternatif, pensez-vous qu’ils opteraient pour celui rêvé par les suprématistes du Ku Klux Klan? » La question, plutôt du genre légitime, est posée. La suite, au prochain épisode.

Detroit. De Kathryn Bigelow. Avec John Boyega, Will Poulter, Algee Smith. 2h23. Sortie: 11/10. **(*)

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