« Le cirque m’a permis de ne jamais totalement abandonner l’enfant que j’étais »

Fugue / Trampoline: l'un des dispositifs vertigineux des Tentatives d'approches d'un point de suspension, à voir à Mons. © DR
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Pionnier évoluant au confluent des arts du cirque et de la danse contemporaine, Yoann Bourgeois présente à Mons une combinaison de formes courtes et d’une expo autour de ses Tentatives d’approches d’un point de suspension. Portrait.

Il y a des hasards qui changent une vie. Au seuil de l’adolescence, Yoann Bourgeois assiste à la séparation de ses parents, qui vendent la maison familiale dans la campagne jurassienne. La bâtisse est achetée par une compagnie qui a défriché le Nouveau Cirque en France, le Cirque Plume. Pour Yoann Bourgeois, le contact avec ces artistes est une révélation. « Ils ont tout de suite éveillé chez moi la curiosité, se souvient-il. Un intérêt qui était plus large qu’un intérêt artistique: j’ai vu dans cette communauté et ensuite dans cette pratique quelque chose qui dépassait le cadre disciplinaire, qui engageait un art de vivre. Par ailleurs, j’étais un enfant qui ne pouvait pas s’arrêter de jouer et je crois qu’en découvrant le cirque, j’ai trouvé un moyen de continuer le jeu et de ne jamais totalement abandonner l’enfant que j’étais. »

Vers 15 ans, Yoann Bourgeois commence à fréquenter l’école du Cirque Plume, à Besançon. Alors que sa passion pour la discipline l’embrase, à l’école, c’est le naufrage. Au point que le jeune homme décide d’abandonner ses études. Il part alors en Roumanie, pays qui l’attire particulièrement en tant que berceau des musiques tziganes. Avec quelques amis et soutenu par une association, il sillonne le Nord-Ouest pour donner des spectacles dans des orphelinats. Le voyage ne dure qu’un été mais il bouleverse toutes les perspectives. « Je suis parti et je n’étais pas sûr de rentrer, affirme l’artiste. J’avais rompu le pacte familial, je n’avais pas mon bac, je n’avais aucune porte, rien du tout mais, en même temps, tout était ouvert. C’est en Roumanie que j’ai pu pour la première fois examiner où j’en étais avec une certaine distance. Et j’ai décidé, délibérément, de me « re-socialiser ». »

Rentré en France, Yoann Bourgeois est accepté à la MJC Ménival, à Lyon, pour une formation circassienne préprofessionnelle à plein temps. Il passe d’écoles préparatoires à l’Ecole nationale de Rosny-sous-Bois, avant d’atterrir au Cnac (Centre national des arts du cirque) à Châlons-en-Champagne. L’étudiant propose à la direction une combinaison inédite : un double cursus en partenariat avec le Centre national de danse contemporaine (CNDC) d’Angers. Au cours de cette formation à deux entrées, il assiste à une représentation d’Umwelt, de Maguy Marin. Un coup de foudre, bientôt réciproque avec la chorégraphe: Yoann Bourgeois sera pendant cinq ans membre permanent de sa compagnie.

En 2016, il a en quelque sorte consacré sa double filiation en devenant le premier artiste circassien à diriger un Centre chorégraphique national français, celui de Grenoble, en duo avec le chorégraphe Rachid Ouramdane. Une vraie reconnaissance pour les arts circassiens. « Il y a quelques années, quelques « grands frères » ont échoué en candidatant dans des lieux institutionnels. Ce n’est pas parce qu’ils étaient moins doués mais parce que l’institution même n’était pas prête à recevoir ce genre d’artistes. Il y a eu une véritable évolution des mentalités. Pour le cirque, c’est aussi une nouvelle légitimité. »

Vertige et suspension

Pendant ses années chez Maguy Marin, Yoann Bourgeois consacre ses congés estivaux à ce qu’il appelle « l’atelier du joueur »: « Une manière de réunir des artistes de différents champs autour d’une question qui me semble assez essentielle, celle du jeu, sous l’influence d’un livre très important pour moi: Les Jeux et les hommes, du sociologue Roger Caillois (paru en 1958), qui distingue quatre catégories de jeux. Je me suis attelé à deux catégories en particulier: le vertige et le simulacre. Au fur et à mesure de ces étés, des « joueurs » me sont revenus et ont formé petit à petit le visage de ce qu’est devenue la compagnie Yoann Bourgeois, née en 2010 à Grenoble. »

Yoann Bourgeois, premier (et unique à ce jour) artiste circassien à diriger un Centre chorégraphique national en France.
Yoann Bourgeois, premier (et unique à ce jour) artiste circassien à diriger un Centre chorégraphique national en France.© Geraldine Aresteanu

Yoann Bourgeois est alors principalement jongleur et voltigeur, deux disciplines qui le mettent directement en rapport avec le phénomène gravitationnel: tous les corps, que ce soit un corps humain ou une balle, tombent. Mais dans les jeux de vertige, entre l’envol et la chute, il y a un temps d’arrêt, presque magique, comme une échappée d’une fraction de seconde aux lois de la nature: le point de suspension, summum du vertige. « Au fur et à mesure des années et des créations, constate Bourgeois, j’ai vu se dessiner dans ma pratique une sorte de constellation de dispositifs qui cherchaient tous à mettre en lumière ce point de suspension. C’est devenu le coeur de ma recherche, un processus de création qui se déploie à l’échelle d’une vie. »

A Mons, et dans le cadre du festival Tout Mons danse, il proposera les 22 et 23 mai, dans un lieu encore tenu secret, un programme de cinq formes courtes. Dans Fugue/Trampoline, Yoann Bourgeois rebondit et tournoie au son d’une harpe dans une structure associant un trampoline et un escalier. Dans Ophélie, évocation du personnage shakespearien, c’est l’eau qui métamorphose les mouvements. Pour Culbuto, il remplace la base du corps par une demi-sphère forcément instable. Autant d’exemples de Tentatives d’approches d’un point de suspension (l’intitulé « officiel » de son projet) qui se déploient sur quelques minutes ou sur la durée d’un « vrai » spectacle, en fonction des dispositifs. « J’écoute ce que la forme veut. Le premier spectacle que j’ai créé, Cavale, durait 25 minutes. On m’a tout de suite dit que c’était un format temporel vraiment bâtard. Mais c’est peut-être parce que c’était un format bâtard qu’il s’est particulièrement bien vendu. » Une manière de renouer avec la forme du numéro, traditionnelle dans l’histoire du cirque. « Ce qui m’intéresse dans les formes courtes, c’est qu’elles ne prétendent jamais à un sens avec un « s » majuscule, définitif et souverain. Dans un programme de numéros, on sait que chacun viendra avant et après un autre, qui déjouera à sa façon un sens définitif. J’aime cette hétérogénéité. »

Proposition assez inédite: à Mons, la mosaïque de formes courtes se complètera d’une exposition, donnant à voir ce qui normalement reste invisible: dessins, maquettes et petits films préparatoires aux créations, esquisses. Où l’on verra que ce Léonard de Vinci du cirque ne se pose jamais que dans un second temps la question de la faisabilité de ses idées, en se confrontant à l’avis d’un ingénieur (Nicolas Picot). « Je m’aperçois d’ailleurs que c’est souvent dans l’impossibilité que naissent les meilleures idées. C’est là où le réel vient frapper le plus fort. » Une expo comme « un autre versant » des Tentatives d’approches…, un « changement d’échelle pour saisir l’ensemble de la recherche d’un seul regard ». « Je serais très heureux si on pouvait donner à sentir à travers cette exposition cette joie très élémentaire, très enfantine de créer, et désacraliser l’acte de création, lequel est à mon sens absolument nécessaire pour vivre. Ni plus ni moins. »

Une soirée avec Yoann Bourgeois: les 22 et 23 mai à Mons (départ du Théâtre le Manège). www.toutmonsdanse.be, www.surmars.be.

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