Réparer la vie par l’entremise de la fiction: entretien avec Arnaud Desplechin à l’occasion de la sortie de Frère et Soeur

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Arnaud Desplechin renoue avec la veine familiale de son œuvre en auscultant la détestation immémoriale que se vouent une sœur et son frère. Et signe un film bouleversant de justesse avec le concours de Marion Cotillard et Melvil Poupaud.

Trois longs métrages en trois ans, auxquels il faut ajouter la création de Angels in America à la Comédie-Française et la réalisation de plusieurs épisodes de la saison 2 d’En thérapie: Arnaud Desplechin semble atteint, depuis Roubaix, une lumière, de frénésie créative. Arrivant quelques mois à peine après Tromperie, qu’il adaptait de Philip Roth, écrivain ayant de tout temps constitué l’une de ses inspirations majeures, Frère et sœur le voit renouer aujourd’hui avec la veine familiale de son œuvre, celle qui court de La Vie des morts aux Fantômes d’Ismaël en passant par Un conte de Noël. Un film avec lequel il présente diverses accointances, jusqu’à partager le patronyme de ses protagonistes, les Vuillard. “Ils sont revenus frapper à ma porte, oui, sourit le cinéaste, installé à l’ombre d’une terrasse surplombant la Croisette. Je venais de tourner Roubaix, une lumière , un film qui m’avait empli de joie mais qui était une adaptation d’une œuvre que j’adore, le documentaire Roubaix, commissariat central, de Mosco Boucault. Je travaillais à une adaptation de Angels in America de Tony Kushner pour le théâtre, et se profilait celle de Tromperie, de Philip Roth. Je me suis dit qu’il était temps de refaire un scénario original.

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Position morale

Pour cela, le réalisateur choisit de faire appel à celle qui est devenue sa partenaire d’écriture privilégiée, Julie Peyr, co-scénariste de cinq de ses films depuis Jimmy P., en 2013. “Je lui ai écrit l’été ayant suivi la projection de Roubaix, une lumière à Cannes, et lui ai dit: “Voilà, maintenant, on va prendre une chose sérieusement, je n’ai plus l’âge, on va essayer de réparer le tissu de la vie. Cela sert à ça aussi, le cinéma, je ne l’ai pas fait, donc on va essayer.” Et de convoquer le souvenir d’Un conte de Noël: “ C’est alors que les Vuillard sont revenus: dans Un conte de Noël , j’avais laissé Élizabeth, jouée par Anne Consigny, sur un balcon, portant tout le chagrin du film, et je n’avais pas su la délivrer. Je n’avais pas su réparer la vie, et je me suis demandé si maintenant, j’avais l’âge de savoir le faire. Je l’avais laissée en colère sur son balcon, et je me suis dit qu’il fallait régler ça avec des outils de fiction. Si bien que quand on en est arrivés à nommer les personnages, j’ai dit à Julie Peyr qu’on allait les appeler Vuillard, puisqu’ils avaient frappé à ma porte. Ce sont des Vuillard, mais pas tout à fait les mêmes…” En quoi l’on verra encore accessoirement une illustration du penchant du cinéaste pour les jeux de correspondance tissant des liens souterrains entre ses films.

Réparer la vie par l’entremise de la fiction, c’est donc la proposition séduisante qui sous-tend Frère et sœur, un film qui s’attache à la haine farouche opposant une sœur à son frère, Alice et Louis, qu’incarnent Marion Cotillard et Melvil Poupaud, elle, actrice de théâtre, et lui, poète ayant cessé d’écrire. “Actrice, ça me plaisait pour une raison très bête de fiction, c’est qu’Alice voudrait se trouver au fond d’un trou et qu’elle est obligée d’être dans la lumière. Il y a une dialectique de l’ombre et de la lumière qui me semblait très forte. (…) Et poète, ça m’est venu un peu comme la profession de philosophe dans Comment je me suis disputé… (Ma vie sexuelle) :ce sont des métiers dont j’ai l’impression qu’aucun spectateur ne sait ce que c’est, et qui sont donc des métiers intéressants. À chaque fois, je pense à Bringing Up Baby (L’Impossible Monsieur Bébé, classique de 1938 de Howard Hawks, avec Cary Grant et Katharine Hepburn, NDLR), où le type étudie des os de dinosaures. On ne sait pas comment vit un type qui étudie des os. Et poète, vous faites comment pour vivre? Tout d’un coup, ça raconte une vie, et c’est super cinématographique parce que ça montre au spectateur un métier qu’il ne connaît pas. J’aime bien que les films montrent des aspects un peu mystérieux de la vie, je trouve ça plus romanesque. Et enfin, il y avait un motif super beau, c’est qu’elle, elle dit les mots des autres, et lui, il écrit des mots. Ils ont tout pour s’entendre, et voilà qu’ils vont se disputer terriblement. ça renforçait le paradoxe et la cocasserie de leur dispute.

Une discorde de celles comme on n’en voit que dans les familles peut-être, irrémédiables en apparence dès lors que les raisons semblent en être enfouies dans les recoins les plus poussiéreux de la mémoire. Si Desplechin met bien divers indices à disposition du spectateur, les ressorts de cette détestation sont tellement profonds qu’ils restent nimbés d’une part de mystère. “Des indices, on en a partout, relève le réalisateur. Et pourtant, il y a une position morale sur laquelle on s’est tenus Julie et moi pendant toute l’écriture, c’est que si vous essayez de donner une explication satisfaisante à la haine, vous la justifiez, or je pense que la haine est injustifiable. J’ai eu la chance d’être l’élève de Claude Lanzmann (réalisateur de Shoah, NDLR), puis son ami, et Lanzmann disait toujours: “Le pourquoi, c’est une question qui n’est pas cinématographique. La question cinématographique, c’est celle du comment.” Si vous commencez à chercher pourquoi, vous ne trouvez jamais la réponse puisque vous justifiez. Donc, il ne faut pas chercher pourquoi, mais comment, et comment en échapper.

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La vie, en mieux

La haine, Arnaud Desplechin l’envisage au fond comme un autre visage de l’amour, et ce n’est bien sûr pas innocemment qu’elle s’épanouit avec le plus de vigueur dans le cadre où les liens sont les plus forts, cette famille à laquelle on n’échappe pas. “C’est ce mélange-là qui est passionnant, le fait que ce sont des rapports très forts, et qu’on ne peut pas les nier, alors qu’Alice s’efforce de le faire. Il faut que Louis arrête d’être content d’être la victime, et qu’Alice, qui se sent tout le temps coupable, se secoue de la culpabilité, c’est une perte de temps, il faut arrêter avec ça.” En quoi la fiction leur apportera un coup de pouce bienvenu: “La vie est nettement moins bien faite que les films, je suis bien d’accord avec vous. C’est pour ça que j’aime tant le cinéma: c’est exactement pareil que la vie, en mieux. Alors, du coup, je préfère les films. Dans la vie, c’est compliqué, mais il y a des moyens de se débarrasser de la culpabilité. Mais nous, ce qu’on a travaillé, c’est apporter des réponses qui ne soient pas des réponses chrétiennes, qui sont la culture dont je suis originaire et j’en suis tout à fait heureux, mais qui soient un peu différentes. Et notamment cette idée grecque que j’aime beaucoup qui est la “tuché”, la rencontre, une idée presque mythologique qui est que, effectivement, quand vous rencontrez quelqu’un d’autre, vous tombez sur ce quelqu’un. La tuché, c’est tomber, l’amour, c’est une tuché, vous tombez, vous vous cognez, vous avez un bleu, et vous vous dites: “Tiens, j’ai un bleu à la jambe, ça veut dire que je suis amoureux, c’est aussi simple que ça.” Ce qui, traduit en termes cinématographiques, débouche sur une péripétie à caractère burlesque pour ainsi dire, la rencontre, aussi frontale que fortuite, ayant lieu dans un supermarché et les expédiant tous deux au sol – “Ils trébuchent l’un sur l’autre comme on trébuche sur un caillou, et ça les ramène à la vie.” Sans doute n’est-ce pas un hasard si l’on tombe si souvent dans les films d’Arnaud Desplechin…

Frère et sœur s’autorise en outre à défier les lois de la gravité, le temps d’une scène où Louis s’envole dans une rêverie opiacée au-dessus des toits de Roubaix, offrant incidemment de la ville du cinéaste une perception inédite. L’expression, aussi, d’une maturité cinématographique synonyme de souveraine liberté: “L’héroïne de mon film s’appelle Alice, et j’aime énormément Alice, de Woody Allen, un film sous-évalué à mes yeux où elle s’envole. J’ai écrit la scène très naturellement, parce qu’il y a toutes ces histoires, comme on en trouve beaucoup dans mes films, avec des mères hostiles, des fils qui se sont disputés avec leur mère, etc. Je trouvais pas mal qu’il aille retrouver sa mère, en volant, tout simplement, avec un côté apaisant. J’aime aussi beaucoup Birdman. Birdman volait au-dessus de New York, et Louis vole au-dessus de Roubaix. Rendre Roubaix mythique, comme ça, ça me semblait magnifique…

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