Maradona, grandeur et décadence

© AP / Press Association Images
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Asif Kapadia, le réalisateur de Senna et Amy, boucle sa trilogie documentaire sur le succès et son envers vicié avec Diego Maradona, portrait en montagnes russes du plus grand mais aussi du plus controversé footballeur de tous les temps. Autopsie d’un mythe vivant.

Le 5 juillet 1984, l’Argentin Diego Maradona, alors âgé de 23 ans, déboule en Italie, au SSC Napoli, pour un montant de tous les records. Durant les années qui suivent, il affole les compteurs et enflamme les stades, jusqu’à décrocher le statut de véritable dieu vivant. Mais le succès a un prix. Et celui que s’apprête à payer celui que l’on surnomme justement « El pibe de oro » (le gamin en or) est particulièrement salé… Cette épopée humaine et sportive hors du commun, le Londonien d’origine indienne Asif Kapadia s’en empare aujourd’hui à la manière d’un détective privé, taillant dans plusieurs centaines d’heures d’images inédites pour tenter de lever le voile sur le mystère Maradona, et approcher au mieux la vérité d’un homme coupé en deux.

Diego Maradona vient aujourd’hui clore votre trilogie documentaire à propos de la célébrité et ses revers. De quelle manière est-ce que cette figure mythique du monde du football faisait sens pour vous en regard de vos deux précédents films, qui portaient respectivement sur Ayrton Senna et Amy Winehouse?

Je suis un très grand fan de football. Bien plus que de Formule 1 ou de la musique d’Amy. Mais mon background de cinéaste se situe du côté du drame fictionnel, pas du documentaire (Asif Kapadia a encore récemment réalisé plusieurs épisodes de la série Mindhunter produite par David Fincher pour Netflix, NDLR). À l’origine, Senna devait être un simple one-shot. Et puis le film sur Amy s’est en quelque sorte imposé à moi, pour des raisons personnelles notamment, c’était un film à propos de Londres en un sens. Quand on m’a proposé de faire un docu sur Maradona, je me suis dit qu’il était toujours vivant, que je pouvais le rencontrer. C’était un challenge différent. Il y a du Senna en lui, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un héros latino-américain qui en remontre aux Européens quand son propre pays traverse de sévères difficultés. Mais il a aussi quelque chose d’Amy, parce qu’il est très vulnérable, qu’il connaît des problèmes d’addiction, qu’il y a un petit enfant perdu à l’intérieur de lui. J’aimais le fait qu’il combine des éléments de ces deux personnalités tout en incarnant un mythe à part entière.

La
La « Main de Dieu » lors du fameux quart de finale de Mondial contre l’Angleterre.

Le fait que, contrairement à Senna et Amy Winehouse, Maradona soit toujours en vie a-t-il amené une responsabilité particulière au moment de vous lancer dans ce projet?

Il s’agissait surtout de ne pas tomber dans le piège consistant à penser que l’homme auquel je me retrouvais confronté plus de 30 ans après les faits était le même que celui à propos de qui j’étais occupé à faire un film. La vie, le temps qui passe, font que vous changez, que vous devenez quelqu’un d’autre. Il arrivait que Diego me raconte une chose mais que les éléments que j’avais par ailleurs rassemblés me disaient l’exact contraire. Où est la vérité? Quelle histoire est-ce que je dois raconter? Parfois, votre sujet d’étude n’est tout simplement pas le meilleur témoin de sa propre histoire. C’est étrange à dire, mais c’est comme ça. À un moment, j’ai compris que je devais raconter ma version, ce que je pense être son histoire. Exactement comme dans Senna et Amy. Il se trouve que sur les questions particulièrement sensibles, en rapport avec les femmes, sa relation avec le fils qu’il n’a pas voulu reconnaître, ses liens avec la mafia, il a fini par se livrer comme il ne l’avait jamais fait auparavant. Mais je dois dire que son entraîneur de l’époque ou son ex-femme m’ont davantage éclairé sur sa personnalité que Maradona lui-même, par exemple. Quand Signorini, son entraîneur, me dit qu’il y avait d’abord Diego, et puis qu’un jour il a créé Maradona, c’est à moi d’essayer de déterminer à quel moment l’un a commencé à prendre le pas sur l’autre, à quel moment est-ce qu’une vie bascule et pourquoi. Pour moi, ce moment, c’est celui où il gagne la Coupe du monde en 1986 et prend la décision dans le même temps de renier le fils dont accouche sa maîtresse. J’ai épluché des tonnes de photos, de vidéos, et il me semble évident qu’à ce moment quelque chose s’éteint dans ses yeux. Parce qu’il commence à vivre un mensonge. C’est là que les abus de substances interviennent, pour éponger sa souffrance. C’est ma lecture de son histoire. Mais Maradona, lui, ne vous donnerait pas du tout la même lecture (sourire).

Le réalisateur Asif Kapadia aura eu fort à faire pour rencontrer l'insaisissable Maradona.
Le réalisateur Asif Kapadia aura eu fort à faire pour rencontrer l’insaisissable Maradona.

Ce décalage entre la personne qu’est Maradona aujourd’hui et celle qu’il était dans les années 80 vous a-t-il renforcé dans l’idée de ne raconter son histoire qu’à travers des images d’archives?

Disons que c’est aussi en partie lié au style que je développe à travers mes documentaires. J’avais déjà procédé de la sorte dans Senna et Amy. Pour le premier, j’avais par exemple interviewé et filmé Alain Prost face caméra. Mais j’ai finalement décidé de ne pas utiliser ces images. Je préfère raconter mon histoire dans une sorte de présent, comme si les choses étaient en train de se dérouler. Et puis j’essaie vraiment de faire du cinéma, et donc d’éviter certains tics propres à une grammaire très télévisée. S’agissant d’Amy, personne ne faisait confiance aux médias dans son entourage. Ses amis considéraient que les journalistes étaient responsables de sa mort. Il était donc inconcevable d’arriver face à eux avec une caméra. Il fallait créer un espace de discussion intime et sécurisé, une atmosphère quasi thérapeutique.

Et qu’en est-il de votre rencontre avec Maradona?

Diego vivait à Dubaï la première fois que je l’ai rencontré. Le deal initial était que j’avais droit à trois interviews avec lui. De trois heures chacune. Pour le premier voyage aux Émirats, en septembre 2016, tout le monde voulait en être. Donc j’embarque avec moi le producteur du film, un interprète, une caméra, du matériel d’enregistrement et des intermédiaires locaux pour faciliter les choses. En tout, on était une petite dizaine. Quand on arrive, on ne sait absolument pas à quoi s’attendre. On débarque un lundi, on loue un endroit, mais il ne vient pas. On nous demande de remettre ça au lendemain, parce qu’il ne se sent pas bien. Même scénario le mardi, puis le mercredi, et encore le jeudi… Pendant ce temps, mon producteur est occupé à dilapider notre budget au bar de l’hôtel. C’est vraiment la grosse débandade (sourire). Le fait est que ça ne m’intéresse pas de traquer les célébrités à n’importe quel prix. Je sais que je peux faire le film sans le rencontrer, je l’ai déjà fait par le passé. Donc à la fin de la semaine, j’informe l’entourage de Maradona que c’est bon comme ça, que je retourne en Angleterre. Et je demande simplement si je peux passer le saluer avant de partir, ce qui m’est accordé. J’arrive chez lui, il descend les escaliers avec une mine plutôt mauvaise, on se serre la main, on prend une photo et il s’en va. En tout, ça a duré à peine cinq minutes. Nous avions attendu une semaine à Dubaï pour cinq misérables minutes. Je me suis promis que ça ne se reproduirait plus. Je suis rentré et je ne l’ai plus contacté. J’ai approfondi mes recherches, je me suis rendu à Naples, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour rendre ce film possible de mon côté.

Naples, 5 juillet 1984.
Naples, 5 juillet 1984. « El pibe » Diego en passe de devenir la légende Maradona.

Qu’arrive-t-il ensuite?

Huit mois plus tard, son entourage me contacte: « Ça vous dit toujours de l’interviewer? » Je suis méfiant. On m’assure pourtant que, cette fois, les choses vont se faire. J’y vais mais je ne prends avec moi qu’un interprète, de quoi filmer et enregistrer. Le rendez-vous est fixé à 11 heures le matin. À midi, il n’est toujours pas là, à 13 heures non plus… On vient alors m’informer qu’il ne viendra pas, mais on m’invite à le retrouver chez lui à 16 heures. Et là je réalise qu’il est toujours au lit. Et que son entourage le sait pertinemment, tout simplement parce que 16 heures, c’est l’heure à laquelle il se lève tous les jours. Mais alors pourquoi systématiquement nous fixer des rendez-vous le matin? Ça n’a aucun sens. À partir de là, les choses se débloquent miraculeusement. Je le rencontre de la manière la plus sobre possible, parce que je comprends que si je pointe une caméra sur lui, il va être dans la représentation, faire le show. Ce sera donc juste moi, assis sur son sofa, pendant que lui est occupé à regarder un match de Boca Juniors à la télévision. Genre le mec mate du foot à la télé tandis que je l’interviewe! Quand il se lève pour aller aux toilettes, j’attrape la télécommande et je baisse le son au maximum. Là, on commence vraiment à parler. Et je réalise à quel point c’est quelqu’un de bien. En tout, nous nous sommes rencontrés cinq fois. Mon plan était alors de faire le film et, juste avant d’y mettre la touche finale, de retourner chez lui pour le lui montrer. Parce que je savais que dans ce film, il y avait des tas d’images qu’il n’avait jamais vues de sa vie, de lui, de ses exploits, de ses enfants. Je voulais qu’il le voie, puis faire une ultime interview de lui réagissant à tout ça. Mais quand j’ai repris l’avion pour Dubaï avec le film quasiment terminé, ça s’est passé exactement comme la première fois: jamais il n’a été possible de le revoir.

Selon vous, pourquoi Diego invente-t-il ce personnage de Maradona?

À quinze ans à peine, tout le monde lui répétait déjà qu’il allait devenir le meilleur joueur du monde, plus grand que Pelé lui-même. C’est une pression énorme pour un ado. Il faut se rappeler que c’est un gamin de la rue, qu’il vient d’un endroit super pauvre. Très vite, il donne des interviews où il parle de lui à la troisième personne. Un peu comme certains rappeurs le font aujourd’hui. Du style Kanye West, avec un ego gros comme ça. Sauf qu’à l’intérieur, ces types restent des enfants farcis d’insécurité.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Le film montre bien à quel point le fameux quart de finale contre l’Angleterre au Mondial de 1986 résume la dualité de Maradona. Le premier goal, marqué de la main, est celui d’un tricheur. Le second, insensé, relève du génie…

Oui, c’est celui qui illustre le mieux son côté ange et démon. Mais aussi l’amour et la haine qu’il a pu susciter. Plus je pense à cette dualité entre Diego et Maradona, et plus je me dis que c’est au fond quelque chose de très footballistique. En football, il y a deux camps, deux parties de terrain, deux mi-temps… Tout est divisé en deux moitiés. Ce match contre l’Angleterre, c’est clairement le moment où il devient une légende pour tout un peuple. Bien plus que la demi-finale contre la Belgique. Et même que la finale contre l’Allemagne de l’Ouest. Sa manière de faire la différence contre l’Angleterre a quelque chose de typiquement latin. Un mélange de classe pure et d’intelligence un peu filoute. Ce n’est bien sûr pas la seule fois qu’il a marqué un but de la main au cours de sa carrière. Mais cette idée qu’il puisse faire ça en pleine Coupe du monde contre l’Angleterre quatre ans à peine après la guerre des Malouines, où les Argentins avaient été laminés par les Anglais… C’est là que naît le mythe. C’est la revanche ultime. L’humiliation absolue. Les Anglais ne s’en sont toujours pas remis, croyez-moi.

Indirectement, votre film témoigne également de l’évolution de la société et des mentalités. Il y a par exemple ce match avec Barcelone au début des années 80 qui dégénère complètement, où l’on voit une violence incroyable sur le terrain…

Les altercations, le jeu dur, les tacles violents, étaient beaucoup plus communs dans le foot à cette époque. Diego Maradona est un film très années 80, en fait, avec de la bagarre, de la drogue, des fêtes, des femmes, des voitures de sport… On n’est pas loin de Miami Vice (sourire). En un sens, la carrière de Maradona fait le pont entre l’ancienne génération, celle de Pelé, Eusébio et même Cruyff, quelque part, et la nouvelle, celle de Ronaldo, Messi, Neymar et les autres. À ses débuts, il vit en toute simplicité, sans garde du corps ni protection d’aucune sorte. Ce n’est que bien plus tard qu’il ne se déplacera plus qu’avec un entourage conséquent et beaucoup de manières. Maradona incarne à lui seul le passage de l’analogique au digital.

Diego Maradona. D’Asif Kapadia. 2h10. Sortie: 31/07. ***(*)

Maradona, grandeur et décadence

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content