« Amy Winehouse avait pas mal de problèmes, mais elle a aussi payé le fait d’être célèbre à une époque où les médias ont changé »

Amy Winehouse, Glastonbury Festival 2008 © REUTERS/Luke MacGregor
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Cinq ans après Senna, Asif Kapadia consacre un documentaire à Amy Winehouse, s’invitant dans l’intimité de la chanteuse disparue à 27 ans pour en signer le portrait bouleversant, doublé de celui d’une époque. Rencontre.

Article initialement paru dans le Focus du 3 juillet 2015. Nous le republions ce 23 juillet 2019 alors que cela fait 8 ans que la chanteuse a disparu. À noter qu’il est possible de revoir le documentaire Amy sur Arte +7 jusqu’au 28 juillet prochain.

Il fallait assurément un réalisateur talentueux pour rendre passionnant le cirque de la Formule 1. Asif Kapadia serait celui-là qui, fort d’une expérience déjà longue dans la fiction, se lançait, en 2010, dans Senna. Associé au producteur James Gay-Rees et au monteur Chris King, le réalisateur anglais y dynamitait les codes du documentaire, signant, en un savant collage d’archives et de témoignages, un portrait fascinant du champion automobile brésilien trop tôt disparu, pour un film plébiscité tant par la critique que par le public. Les sportifs ont coutume de dire qu’on ne change pas une équipe qui gagne; on retrouve donc, cinq ans plus tard, le même trio derrière Amy, épatant documentaire consacré à la chanteuse Amy Winehouse, une voix en or et un destin écrit, là encore, dans l’encre dont l’on fait les tragédies –Back to Black annonçait-elle. « Pour autant, je ne pense pas qu’Ayrton Senna et Amy Winehouse aient beaucoup en commun, commence Kapadia, que l’on rencontre dans un hôtel de Soho. Ils avaient des personnalités différentes: Ayrton Senna venait, pour ainsi dire, d’une autre planète, c’était quelqu’un de très sûr, et qui se mouvait, confiant, dans l’univers très macho de la F1 et des courses automobiles. Il était positif, ne renonçait jamais, et pensait toujours à gagner, même dans les situations les plus compromises. C’est d’ailleurs pourquoi le public a perçu Senna comme un feel good movie. Alors qu’Amy Winehouse n’était pas sûre du tout d’elle, se colletant avec beaucoup de problèmes personnels et d’estime de soi. Plus je pense à elle, plus je me dis qu’elle incarnait peut-être la dépression: le genre à voir toujours le verre à moitié vide, ou le côté négatif, quand bien même tout irait bien. Au moment de remporter ses Grammy, elle dit: « La vie est tellement mortelle, sans drogue. » Elle ne pouvait pas vraiment apprécier les choses, et je pense que cela renvoie à quelque chose de plus profond en elle. »

Originaire, comme elle, du nord de Londres, Kapadia a vécu le phénomène Amy Winehouse aux premières loges, de l’ascension irrésistible, à la chute, prévisible, un jour de l’été 2011. Approché peu après pour réaliser ce documentaire, il confesse avoir d’abord trouvé l’initiative prématurée, avant de se raviser. « Cela m’a semblé rapide, en effet. Mais une fois lancé, j’ai rapidement eu la conviction que c’était le bon moment pour le faire. De nombreux témoins que j’ai rencontrés ne s’étaient jamais ouverts à quiconque, et avaient une sorte de colère et de culpabilité en eux. Et puis, si le documentaire porte évidemment sur elle, j’avais également l’impression de tourner un film sur Londres, la ville et le monde dans lequel nous vivons. Du coup, il devenait important de le faire aujourd’hui; si on avait encore attendu dix ans, le monde aurait changé à nouveau. »

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Touchant au plus personnel, le film atteint ainsi à l’universel, brossant le portrait d’une époque et ses excès -médiatiques et autres-, autant que de l’artiste, ses élans passionnés et ses démons. Soit un matériau composite aussi étonnant que détonant, obtenu à partir de sources diverses -archives privées, enregistrements, photos, etc.-, réunies suite à un travail de longue haleine. Asif Kapadia a notamment mis de longs mois à obtenir la confiance de proches de la chanteuse -ses amies de toujours, Juliette Ashby et Lauren Gilbert, ou encore son premier manager, Nick Shymansky. « Ces trois personnes ont constitué la clé du film, raconte-t-il a posteriori. Je ne connaissais pas toute l’histoire, et il fallait que je leur parle pour comprendre ce qui s’était réellement passé. Cela a parfois pris des mois, mais ils ont fini par accepter, et à s’ouvrir. Nick a été tout à fait essentiel, certaines chansons, comme Rehab, parlent d’ailleurs de lui. Leurs archives ont vraiment fait le film. » Et en effet, ces home movies croquent Amy Winehouse dans l’intimité, images parfois incroyables donnant l’impression de la voir fleurir devant des caméras successives -assez loin, en tout état de cause, de son image publique, celle qui a contribué, aux côtés de ses chansons, à en faire une icône.

Comme un film bollywoodien

Renouant avec le style qu’avait imposé Senna, Kapadia s’appuie sur un montage dynamique. Amy mélange les sources, sinon les genres, auxquelles vient habilement se greffer le son des témoignages, pour composer un portrait kaleïdoscopique d’une artiste d’exception, auquel le film rend justice, sans verser pour autant dans le travers hagiographique. Le réalisateur a aussi l’excellente idée de prendre les chansons elles-mêmes, portées par une voix imparable, comme fil narratif de l’histoire. Amy Winehouse s’y met à nu, toutes failles dehors, dans une confondante sincérité que soulignent judicieusement les paroles, inscrites à l’écran en surimpression. « J’ai envisagé Amy comme un film bollywoodien, un musical dont les chansons constituent l’histoire, et où le scénario les relie entre elles. Visualiser les paroles est donc devenu un enjeu essentiel, et j’ai veillé à les présenter de manière à ce que le spectateur y prête attention, et se dise: « Tiens, cette chanson prend tout son sens, maintenant, alors que je l’avais entendue des centaines de fois sans jamais vraiment l’écouter… » »

Concluant, le résultat est aussi bouleversant, le film tendant inexorablement vers une issue douloureusement tragique, inscrite déjà dans les textes de la chanteuse. Sans racolage, Amy glisse avec doigté de l’intimité intranquille à la sphère publique chahutée, et le portrait de la star se consumant dans ses diverses addictions ouvre sur une perspective plus vaste. « Amy Winehouse a été la victime d’un faisceau complexe d’éléments. Elle avait pas mal de problèmes, et différents démons, mais en tout état de cause, elle a aussi payé le fait d’être arrivée au faîte de la célébrité à une époque où les médias ont changé, devenant numériques. Les paparazzis étaient déchaînés, et l’irruption de Facebook, YouTube et autres supports a fait que le moindre de ses écarts était instantanément visible sur le Net. Si elle n’avait pas été célèbre, on l’aurait probablement laissée un peu en paix, et il lui aurait sans doute été moins difficile de se poser pour admettre qu’elle avait besoin d’aide. Plus on est célèbre, plus cela constitue un aveu de faiblesse, d’autant plus que sa chanson la plus fameuse s’intitulait Rehab. » Ajoutez à cela un business considérant que le spectacle doit continuer, quel qu’en soit le prix, et il y avait là un cocktail explosif, en effet, venu donner au film un surcroît de résonance encore, même si le réalisateur se défend d’avoir voulu intenter un quelconque procès –« c’était l’un des aspects de son histoire », souligne-t-il, laquelle ne manque pas de questionner le spectateur.

Présenté à Cannes, Amy y a fait l’objet de critiques dithyrambiques. Seul bémol, la controverse soulevée par Mitch Winehouse, père de la chanteuse, ne goûtant que modérément le rôle que lui attribue le film. « Nous avons essayé de raconter l’histoire d’Amy Winehouse aussi honnêtement que possible, sans chercher à pointer quelqu’un du doigt, mais en montrant tous ceux, elle comprise, qui, d’une façon ou d’une autre, ont pris des décisions ayant influé sur son existence. C’est tout. J’espère que les spectateurs du film vont réaliser qu’au bout du compte, elle en ressort sous un jour favorable. Des gens qui n’avaient pas une haute opinion d’Amy l’apprécient désormais… » Et au sortir de ces deux heures en compagnie de Miss Winehouse, on ne peut que méditer cette réflexion qu’eut Tony Bennett, son idole, à l’annonce de sa disparition: « Life teaches you how to like it if you live long enough… »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content