Aux origines d’Origin: les jalons du cinéma afro-américain

Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Avec son collectif ARRAY, Ava DuVernay met en avant le travail de cinéastes de couleur et de femmes réalisatrices. Ses films s’inscrivent dans la grande tradition engagée du cinéma 
afro-américain.

Apparue sur les radars cinéphiles en 2010 avec son premier long métrage I Will Follow, Ava DuVernay a confirmé dans la foulée avec Middle of Nowhere (2012), grâce auquel elle est devenue la première cinéaste afro-américaine à être sacrée meilleure réalisatrice au festival de Sundance, puis Selma (2014), qui lui a valu plusieurs nominations aux Golden Globes et aux Oscars mais aussi une… poupée Barbie à son effigie. Ces films fondateurs de son parcours ont tous les trois vu le jour sous la présidence de Barack Obama, et relèvent exemplativement de ce qu’un auteur comme le Français Régis Dubois a pu appeler « le cinéma noir américain des années Obama ». Soit des films produits entre 2009 et 2017, majoritairement réalisés par des Noirs et s’emparant souvent assez frontalement de thématiques en lien avec l’histoire des Afro-Américains: esclavage, racisme, ségrégation, lutte pour les droits civiques… On pense ainsi, par exemple, à The Butler de Lee Daniels, 12 Years a Slave de Steve McQueen, Fruitvale Station de Ryan Coogler, Dear White People de Justin Simien, Moonlight de Barry Jenkins, The Birth of a Nation de Nate Parker ou bien encore Get Out de Jordan Peele. Parmi d’autres.

Naissance d’une mouvance

Si ce mouvement se poursuit aujourd’hui, il ne vient pas non plus de nulle part. Il s’origine en fait très tôt, dans le cinéma des premiers temps, au début du XXe siècle. Dès 1912, en effet, William D. Foster, producteur pionnier soucieux de casser l’image stéréotypée et dégradante qu’offrait déjà des Afro-Américains le cinéma d’alors, réalise The Railroad Porter, court film qui rend hommage à la série des Keystone Kops, et leurs fameuses scènes de courses-poursuites burlesques, mais offre surtout un début de réflexion sur la représentation de sa communauté à l’écran. Six ans plus tard, Emmett Jay Scott finance The Birth of a Race en réponse au très problématique The Birth of a Nation de D. W. Griffith. Visible sur le site de la Cinémathèque française, cette longue fresque sur la fondation des États-Unis n’effleure finalement que très gentiment la question du racisme, mais se pose tout de même en grande défenseuse de l’égalité à travers les siècles. Dans la foulée, Oscar Micheaux, souvent considéré comme le véritable père du cinéma afro-américain, crée en 1919 à Chicago sa propre compagnie de production et met en scène une série d’œuvres pionnières en la matière, de The Homesteader à The 
Symbol of the Unconquered en passant par Within Our Gates. Réalisateur qui s’est lui aussi en partie construit en réaction à l’image infamante véhiculée par The Birth of a Nation de Griffith, il signera ce que l’on a appelé alors des « race movies » jusqu’à la fin des années 40.

Dès le début des années 30, une femme noire, Eloyce Gist, passe derrière la caméra pour ne travailler qu’avec un casting entièrement afro-américain. Avec son mari James, elle signe des films aux thèmes religieux et moraux (Hell Bound Train, Verdict Not Guilty) destinés à élever spirituellement les spectateurs issus de leur communauté. En parallèle, l’autrice et anthropologue Zora Neale Hurston, originaire de l’Alabama, tourne des images documentaires sur la ruralité noire aux États-Unis et en Haïti.

Récits de rébellion et passages de témoin

Mais il faudra attendre les années 70 pour voir une véritable explosion du cinéma afro-américain. C’est bien sûr la décennie de la blaxploitation, mouvance passablement funky et musclée qui sort les personnages afro-américains des rôles secondaires, caricaturaux et de faire-valoir dans lesquels ils sont trop souvent cantonnés. Si elles finiront hélas aussi parfois par participer à la perpétuation de certains stéréotypes, ces œuvres faites par des Noirs pour les Noirs marquent indéniablement un tournant dans l’Histoire sociale et culturelle US. Moins connu que Shaft ou Super Fly, un film comme The Spook Who Sat by the Door d’Ivan Dixon (1973) restera par exemple comme un important brûlot aux accents révolutionnaires.

À la même époque, plusieurs cinéastes noirs indépendants font leurs premiers pas derrière la caméra. Ils sont souvent issus de ce que l’on a appelé alors la L.A. Rebellion, mouvement initié par des réalisateurs afro-américains ayant étudié à la UCLA Film School. C’est le cas notamment de Charles Burnett (Killer of Sheep) et de Larry Clark (pas le réalisateur de Kids, mais bien celui de Passing Through). Mais c’est le cas également d’une réalisatrice comme Julie Dash, qui, avec Fronza Woods (Killing Time) et la Martiniquaise Euzhan Palcy (les emblématiques Rue Cases-Nègres et Une saison blanche et sèche en 1983 et 1989), fait figure de véritable mère spirituelle du cinéma d’Ava DuVernay. Ses courts Four Women (1975) et Illusions (1982) interrogent et dénoncent les discriminations raciales et sexuelles. Tandis que son long métrage culte, Daughters of the Dust (1991), raconte l’histoire de trois générations de femmes afro-américaines.

Avec l’avènement de Spike Lee (School Daze, Do the Right Thing) dans les années 80, le cinéma afro-américain se trouve un nouveau chantre, drôle, polémique et inspiré, de la revendication, qui continue d’irriguer la jeune garde d’aujourd’hui (voir encore cette année l’acerbe et réjouissant American Fiction de Cord Jefferson, 
qui vient de décrocher l’Oscar du meilleur scénario adapté). Apologiste star de la multiculturalité et de la lutte contre les discriminations, Ava DuVernay est désormais elle-même, à travers ses films et ses prises de position, la fière dépositaire d’un flambeau qui rayonne sur le monde du cinéma et au-delà.

Six réalisatrices afro-américaines contemporaines

Nia DaCosta


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​Scénariste et réalisatrice new-yorkaise née à Brooklyn et ayant grandi à Harlem, elle se signale avec le drame criminel Little Woods (2018) avant de signer la suite-reboot du classique horrifique Candyman (2021), scénarisée et produite par un certain Jordan Peele. Dans la foulée de cette réussite très politique résonnant de toutes les injustices et autres discriminations dont est pavée l’Histoire américaine, elle est catapultée aux commandes de The Marvels, avec Brie Larson, pour Disney.

Nikyatu Jusu


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Plusieurs réalisatrices afro-­américaines se sont récemment révélées sur le terrain de l’horreur, où injustices sociales et raciales se trouvent exacerbées par les codes du cinéma de genre. C’est le cas, par exemple, de Mariama Diallo et son premier long Master (2022), sur le cauchemar du racisme ordinaire dans un contexte universitaire. Mais c’est le cas également de Nikyatu Jusu et son récent Nanny, qui égratigne les rapports de domination et le rêve américain sur fond d’apparitions surnaturelles.

Chinonye Chukwu


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Primée à Sundance en 2019 pour le drame carcéral Clemency, 
avec Alfre Woodard, cette Nigéro-­Américaine réalisait l’an dernier Emmett Till, plaidoyer pour le combat en faveur des droits civiques centré autour de la tragique histoire (vraie) d’un adolescent noir de 
14 ans lynché pour avoir sifflé une femme blanche dans le Mississippi violemment ségrégationniste des années 50. Essentiel sur le fond, le résultat, réquisitoire compassé contre la haine, reste hélas très académique sur la forme.

Kasi Lemmons


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Née à Saint-Louis au début des années 60, elle s’est notamment signalée devant la caméra de Spike Lee (School Daze), Jonathan 
Demme (The Silence of the Lambs) et Bernard Rose (Candyman) avant de signer elle-même une poignée de longs métrages remarqués mettant en avant des personnages et des comédiens essentiellement afro-américains (Eve’s Bayou, Talk to Me, Harriet). En 2022, c’est elle qui a été choisie pour réaliser I Wanna Dance with Somebody, le biopic consacré à Whitney Houston.

Gina 
Prince-Bythewood


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Depuis plus de 20 ans, elle se bat pour imposer à l’écran des personnages marquants de femmes issues de la communauté afro-américaine. En 2000, Love & Basketball, son premier long, est produit par Spike Lee et génère un petit culte outre-Atlantique. Depuis, elle a fait tourner Queen Latifah et Alicia Keys dans The Secret Life of Bees, Gugu Mbatha-Raw dans Beyond the Lights, KiKi Layne dans The Old Guard aux côtés de Charlize 
Theron et bien sûr Viola Davis dans le récent et épique The Woman King.

Regina King


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On aurait pu encore parler de Melina Matsoukas et son Queen & Slim, qui se réapproprie la figure des amants en cavale sur fond de tensions raciales, mais il faut aussi épingler Regina King et One Night in Miami (2020). Dans ce premier long à la réalisation, la comédienne orchestre la reconstitution, politisée et fantasmée, 
d’une nuit d’échanges entre quatre légendes afro-­américaines: l’activiste Malcolm X, le boxeur Cassius Clay, le chanteur Sam Cooke et le joueur de football américain Jim Brown.

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