Du graffiti à Bruxelles

Après des années d’indifférence et de répression, l’art urbain bruxellois reçoit les honneurs d’un livre et d’une Exp(l)osition. L’heure de la reconnaissance a enfin sonné.

« Someone has to do the job. » Il fallait que quelqu’un le fasse. Il l’a fait. Il? Adrien Grimmeau, jeune diplômé en histoire de l’art spécialisé dans l’art du début du XXe siècle. On l’attendait sur la sculpture symboliste ou la peinture fauve et finalement il sort du bois avec le graffiti, genre artistique flottant dans les limbes d’une société schizophrène à son sujet -froide répression versus enchères délirantes. « Je suis entouré d’oeuvres d’art qui s’offrent à tous sur lesquelles personne n’a jamais rien écrit, pourquoi dès lors passer des années sur l’oeuvre d’un peintre dont le travail ne concerne que quelques universitaires? Le graffiti, lui, me permet de parler du monde dans lequel je vis », tel a été le constat de départ. Quoi qu’il arrive, le nom de Grimmeau restera comme celui du premier biographe officiel de l’art urbain à Bruxelles. Avec la patience d’un bénédictin et l’entêtement d’un enquêteur ne rechignant pas à mettre les mains dans le cambouis, l’historien de l’art vient de signer Dehors!, une somme de plus de 200 pages qui jette une perspective diachronique et esthétique sur plusieurs décennies d’appropriation de l’espace urbain à Bruxelles. Non content de mettre des mots sur une histoire écrite à la bombe aérosol, dans la foulée il a également convaincu Claire Leblanc, le conservateur du Musée d’Ixelles, de consacrer une exposition à l’art du graffiti bruxellois. Rencontre.

Existe-t-il un âge d’or de l’art urbain à Bruxelles?

S’il fallait parler d’un âge d’or de l’art urbain à Bruxelles, ce serait 1988-1994, soit la période d’un graffiti fortement marqué par la culture du hip hop. Certains connaisseurs plus pointilleux affirment qu’après 1992, cela commence à être moins bon. Cette période est celle où des adolescents et des jeunes adultes -ils ont environ 18 ans- ont découvert via les magazines, les clips et la télé, des images venues des Etats-Unis. Forts d’un imaginaire inspiré par la bande dessinée, ils se procurent des bombes aérosols et mettent la main à la pâte. Au début, vers 1986, c’est balbutiant, on se cherche un style. Mais dès 1988 on a des images d’une qualité inouïe. En 1989, il y a vraiment une explosion du mouvement. On peut le lire à travers les journaux de l’époque dans lesquels les cartes blanches pullulent sur le sujet du vandalisme. Dans le même temps, la STIB multiplie les campagnes. C’est durant ces années-là que le site de Neerpede est envahi de fresques de grande qualité esthétique. Après 1994, le côté esthétique prend le pas sur l’aspect social et contestataire du mouvement. Petit à petit, la notion de graffiti qui fait peur va laisser la place au street art, terme plus politiquement correct connaissant son heure de gloire au début des années 2000, moment où les galeries réalisent le potentiel commercial de la mouvance.

Que se passe-t-il avant cet âge d’or?

Dans le livre, je fais commencer l’histoire de l’art urbain au sortir de la guerre. A ce moment-là, quelques mouvements -Cobra, Forces Murales…- veulent sortir l’art de l’atelier et du carcan artistique institutionnel. Ceux-ci commencent à envahir la rue mais d’une façon tout à fait légale par le biais de commandes -je songe au muralisme- ou à travers des expérimentations éphémères -par exemple, les photos de Christian Dotremont en train de peindre dans la neige. Ce n’est qu’avec la génération de Mai 68 que l’on trouve les premiers véritables envahissements spontanés -happenings, Mass Moving…- de l’espace public. A ce moment-là, le message est clairement que la ville appartient à tout le monde. Dans les années 70, on va également trouver à Bruxelles des peintres, influencés par les Etats-Unis et le Mexique, qui vont travailler sur les murs pour apporter de la couleur à la grisaille urbaine et attirer l’attention sur des quartiers devenus des chancres. Ce qui est intéressant à constater, c’est que le graffiti de type bombe aérosol des années 80 ne s’inspire pas de cette mouvance, il s’agit vraiment d’une rupture totale avec tout ce qui précède. Pourquoi? Parce qu’il s’agit d’adolescents qui n’ont pas de repères artistiques, ils veulent juste exister dans la vie et dans la ville. Certains ont vaguement l’impression de faire de l’art -le fameux slogan « Art is not a crime »– mais ils ne possèdent aucun bagage, leurs images sont celles de la bande dessinée, des comics américains… Rien ne vient de l’histoire de l’art.

Quelle est votre approche dans le livre?

Au départ, j’ai voulu me limiter à une approche d’historien de l’art. Pas question pour moi d’entrer dans des considérations autres qu’esthétiques. Habituellement le discours sur le graffiti est l’apanage des psychologues ou des juristes. Chemin faisant, je me suis rendu compte que comme ce courant est extérieur à l’histoire de l’art, il me fallait appliquer des grilles de lecture différentes pour en comprendre le pourquoi. Les livres qui m’ont aidé le plus sont ceux qui posaient la question de l’adolescence dans les années 80 et aujourd’hui. Cela dit, tout le travail repose sur les images, élément fondateur que souvent on évacue pour parler de ce phénomène. J’ai pu ainsi mettre à jour les lignes de force du mouvement.

Quelles sont-elles?

Pour la période du graffiti, la plus intéressante et la plus difficile à commenter, ce qui m’a passionné c’est l’idée du rite initiatique. Les adolescents de la fin des années 80 ont dû créer leurs propres repères au sein d’une société qui ne leur en proposait plus. Les images du graffiti hip hop parlent de cela, il est question de mort et de violence symbolique, de retour au sol pour s’enraciner, d’exploser les repères du monde et de recréer son monde à soi. A partir des décombres d’un monde qui ne leur appartient pas, les graffeurs se réinventent une réalité en démolissant visuellement celle des adultes. Toute la culture hip hop est basée sur la notion de décombres, même le DJing qui s’appuie sur des fragments de musique préexistante. Cette idée de récupération de quelque chose d’extérieur que l’on détourne de sa fonction première, on la retrouve aussi avec la bombe aérosol qui au départ est un outil de carrossier. Il s’agit d’une vraie culture -spontanée- d’une totale cohérence. Elle est animée par une nécessité vitale.

Un artiste comme Sozyone déclare qu’aujourd’hui Bruxelles est mort en matière d’art urbain. Qu’en pensez-vous?

Cela n’est pas surprenant de la part de Sozyone qui incarne parfaitement la période hip hop du mouvement. Aujourd’hui, cette page est définitivement tournée. Il y a une nouvelle vague -que j’appelle néo-graffiti- avec d’autres adolescents et de nouveaux codes. Ils sont plus âgés et sont passés par les écoles artistiques, ils délaissent la bombe pour d’autres médiums tels que le sticker, le pochoir ou l’affiche. Ces derniers ont beaucoup de respect pour la période graffiti qu’ils perçoivent comme un travail de pionniers qui ont rendu les choses possibles, en revanche les graffeurs issus du hip hop ne se reconnaissent pas dans ces nouveaux codes. C’est pour cette raison que Sozyone dit qu’il ne se passe plus rien. En fait, il ne se passe plus rien de son point de vue.

Quelles sont les figures de proue de cette nouvelle génération?

Bonom -une pointure qui aurait déjà explosé internationalement s’il était dans un autre pays-, Narsix, les collages et les affiches de Blancbec, Muga… Ils sont moins connus entre autres parce qu’ils travaillent en solitaire de façon éclatée. Le graffiti, au contraire, privilégiait le réseau, tout le monde connaissait tout le monde.

Qu’avez-vous à dire sur le tag, succédané que l’on s’accorde généralement à mépriser?

Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de la forme la plus répandue du graffiti. Le tag est sériel. Il faut dépasser l’impression première que cette marque dégage pour pouvoir accéder à la qualité esthétique qu’elle contient. Ce qui est intéressant c’est de voir que s’il n’existe pas un style de graffiti bruxellois à proprement parler -dans le sens où ce mouvement s’appuie sur la citation « faire comme à New York »-, en revanche il existe un tag propre à la capitale. Vers 90-91, il y a vraiment eu une spécificité bruxelloise dans l’écriture de certaines lettres.

La large perspective historique du livre vous a-t-elle permis d’entrevoir ce que sera l’art urbain demain?

La société poursuit un mouvement d’urbanisation de plus en plus intense. Je crois donc que l’art urbain va continuer à se développer. J’imagine ce développement dans le sens d’une démocratisation. Jusqu’ici, les figures de l’art urbain ont souvent été masquées, ce sont des artistes qui font peur, une sorte de vendetta. Je voudrais croire qu’à l’avenir tout le monde prendra conscience qu’il peut occuper la rue en y tenant un discours doublé d’une proposition artistique. Je pense aussi qu’un phénomène comme le graffiti écolo -qui consiste à planter de la mousse dans les interstices d’un mur ou à dessiner en négatif en effaçant la saleté- est promis à un bel avenir. De manière plus spécifique, à Bruxelles, l’avenir de l’art urbain est intimement lié à l’appropriation de la ville. Les artistes qui la graffent et la taguent le font parce qu’ils l’aiment, ils s’y projettent et s’y investissent. Pour eux, la ville n’est pas qu’un lieu de passage, ils veulent montrer que c’est un lieu de vie avec lequel on peut interagir. C’est une leçon pour nous qui nous contentons trop souvent de la subir. Remplacer le gris par la couleur est un vrai programme pour les générations à venir.

Rencontre Michel Verlinden

L’art urbain s’explose au Musée d’Ixelles

Dans la foulée de son livre et en tant que commissaire d’Explosition -l’exposition du Musée d’Ixelles sur l’art urbain bruxellois de ses origines à nos jours-, Adrien Grimmeau entend faire écho à une question: que subsiste-t-il du graffiti, de la rue, dès lors qu’on le transpose dans le circuit culturel officiel? Pour y répondre, il a convoqué une série de signatures qui ont contribué au développement de l’art urbain, de Jean-Luc Moerman à Arne Quinze -artiste pour lequel il est très intéressant de mesurer à quel point son passage par la rue travaille ses réalisations actuelles-, en passant par Hell’O Monsters. Avant toute chose, Grimmeau a voulu éviter l’écueil de la transposition pure et simple du graffiti au musée. Dans un contexte institutionnel, le graffiti meurt, confie-t-il. Pas question pour Grimmeau de céder à 2 types de poncif: l’exposition d’archives bourrée de photos d’époque et l’exposition où l’on propose aux graffeurs de s’étendre sur les murs du musée. A la place, les approches sont multipliées pour que le spectateur s’approprie l’art urbain: reportage sur le graffiti hip hop dans les années 90, livres d’esquisses, oeuvres diverses et cartes blanches données à la nouvelle génération. Ainsi de Bonom qui montre -avec le photographe qui l’accompagne- une confrontation entre le travail préparatoire et les images de ses réalisations. Idem pour Defo et Eyes B, seuls artistes à qui un mur a été confié.

Explosition, Musée d’Ixelles, rue Jean Van Volsem 71 à 1050 Bruxelles. Du 16/06 au 04/09.
www.museedixelles.irisnet.be

Dehors! Le graffiti à Bruxelles de Adrien Grimmeau, éditions CFC.

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