L’avis d’Abdel

Abdellatif Kechiche © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec La Vie d’Adèle, Abdellatif Kechiche signe une merveille de film, se lovant au coeur de la passion emportant deux jeunes femmes pour embraser l’horizon. Captant la vibration singulière du sentiment amoureux comme celle de son temps, c’est là un pur chef-d’oeuvre… Rencontre.

Là, tandis que l’on entame la conversation autour d’une bière, l’impression est au calme après la tempête. Quelques minutes plus tôt, Abdellatif Kechiche profitait d’une conférence de presse namuroise –La Vie d’Adèle faisait l’ouverture du festival du film francophone- pour désamorcer les polémiques stériles ayant fleuri à l’approche de la sortie de son film: « On sait toujours qu’un film, tous les films, peuvent être difficiles, parfois douloureux pour ceux qui les font. Mais même par respect pour ceux qui vont les voir, il est important de faire bonne figure, dira-t-il en substance. Et d’encore préciser: Je regrette qu’il y ait eu une fausse polémique, en vérité. Et je préférerais que l’on passe à autre chose, que l’on regarde ce film, ces personnages, qu’on s’interroge sur l’histoire qui est racontée, sur ce qui est dit. » Soit l’objet d’une rencontre passionnée, reprenant le fil d’une autre, cannoise celle-là…

Adèle et Emma, les deux protagonistes de La Vie d’Adèle, se rencontrent par hasard. Quelle est la place du hasard dans votre cinéma?

Je me pose beaucoup de questions sur le sujet. Le destin, le hasard, c’est l’une des questions que je me posais déjà dans L’Esquive, par exemple. J’espérais d’ailleurs que ce thème soit plus développé dans ce film, mais j’ai craint qu’il ne prenne trop de place dans l’histoire. Je m’interroge beaucoup en tout cas sur le sens de ce qui nous arrive, et s’il y a quelque chose d’un ordre qui ne nous appartient pas, qu’on ne maîtrise pas et qui, pourtant, est prévu, peut-être.

Votre film est une adaptation très libre du roman graphique Le Bleu est une couleur chaude, de Julie Maroh, une BD qui se termine de façon beaucoup plus noire que votre film, où Adèle embrasse la possibilité d’une nouvelle vie. Pourquoi avoir opté pour un final plus lumineux?

En demi-teinte, on va dire. Le personnage d’Adèle me l’a imposé. Il y avait une telle beauté dans ce personnage, dans son aspiration à être une femme libre et à accomplir son devoir en même temps, sa générosité, son dévouement pour les autres, que je pensais que ce serait destructeur, ou très pessimiste de la faire mourir. J’ai plus eu envie de dire que c’était une étape de vie, éprouvante, mais aussi heureuse et enrichissante.

Vos films les plus récents, La Graine et le mulet comme Vénus noire, se terminaient de façon beaucoup plus sombre. Ce changement correspond-il à votre évolution?

Mmh. Je n’ai pas vu, en tout cas, la fin de La Graine et le mulet comme une fin sombre. Là aussi, il y avait quelque chose de l’ordre du devoir à accomplir. Et j’ai le sentiment que la mort devenait comme une sorte de repos pour cet homme qui avait été pendant toute sa vie dans le labeur, le don de lui-même, c’était une libération pour lui. Il avait transmis ce qu’il avait à transmettre, donné ce qu’il avait à donner, comme exemple de courage, de don de soi.

La transmission joue d’ailleurs un rôle important dans vos films, jusqu’à La Vie d’Adèle, dont l’héroïne est institutrice…

J’ai un respect et une estime énormes pour ces gens, ces femmes, ces hommes, qui se lèvent tous les jours pour aller travailler et nourrir une famille, et qui sont vraiment dans le sacrifice de soi. Ou alors ces instituteurs, institutrices, professeurs qui, tous les matins, se lèvent pour aller donner cours et participer au destin d’enfants ou d’adolescents. J’ai pu les observer, et sentir à quel point c’était une mission pour eux, combien leur vie tournait autour de leur métier, dans une abnégation totale. Je ressens de l’admiration pour ces hommes et ces femmes.

Adèle Exarchopoulos
Adèle Exarchopoulos© DR

Adèle Exarchopoulos crève littéralement l’écran, comme Sara Forestier ou Hafsia Herzi dans vos films précédents. Comment procédez-vous pour révéler ce talent?

Je crois que c’est parce que cela me passionne. Cela fait partie de ce qui donne un sens à ma vie et à ce que je fais. Je me dis parfois que si un film est complètement inutile, au moins il aura servi à faire connaître quelqu’un, à participer à son destin, même en n’en étant qu’une parcelle. C’est un moment de joie, d’excitation et de douleur aussi parce qu’on sait qu’il faudra les libérer après. On a presque l’impression qu’ils font partie de la famille, comme ses propres enfants, dont on sait qu’il ne faut pas avoir d’emprise sur eux; il faut qu’ils aillent vite, c’est leur destin.

Il y a quelque chose d’organique dans votre cinéma. Vos films ressemblent à des corps en mouvement, avec un sentiment qui relève de l’évidence mais aussi de l’impérieux. Quelle est votre méthode pour y arriver?

J’ai du mal avec ce terme de « méthode ». Je n’aborde pas le travail en me disant que je connais la recette de ce qui va m’emmener à… Je sais que je dois mettre tout mon être dans ce travail. C’est ce qui me passionne, et être concentré est finalement ce qui m’enlève de l’angoisse. La meilleure façon de m’ôter l’anxiété de devoir avoir une écoute, un effet, c’est de m’y mettre complètement, d’être dans cet état presque second, hypnotique quand je travaille. Souvent, je ne sais pas vraiment comment la chose arrive: je finis par être dans un état, j’ose le dire, de transe, et cela arrive. Mais je ne pourrais vous dire, à ce moment-là, comment cela s’est produit.

Pourriez-vous parler du rythme très particulier de vos films, et de la façon dont vous jouez de l’étirement du temps et des séquences?

C’est un tempo que je cherche encore, mais qui me semble appartenir à quelque chose en moi, à mon propre rythme. Au fur et à mesure que j’avance dans mon métier de réalisateur, j’essaye de construire mon propre rythme, ou plutôt de lui obéir. A mes débuts, j’ai eu beaucoup de difficultés avec le rythme conventionnel du cinéma, sans qu’il y ait là rien de péjoratif, mais j’ai constaté qu’il ne me correspondait pas. Et j’ai choisi de sortir de cette convention, avec le déséquilibre que cela peut impliquer dans le regard de celui qui est conditionné à ce rythme. Réfléchir à mon propre rythme, et le trouver était dès mon premier film une recherche et une volonté. Mais cela peut prendre beaucoup de temps: Abel Gance a cherché pendant 20 ans le rythme de Napoléon.

Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux
Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux© DR

Comment les scènes de sexe ont-elles déterminé le film?

Dans le même esprit que les autres scènes. Pour moi, il y a autant de sensualité dans les bouches qui mangent, les visages qui s’expriment, dans les larmes, dans les rires, et il y a peut-être autant d’impudeur à filmer ces visages que ces corps. Je n’avais pas le sentiment d’être dans une difficulté particulière quand on a tourné ces scènes, sauf au début, où les corps sont nus, et on ne filme pas de la même façon l’expression d’un visage que celle d’un corps, il y a quelque chose de plus instinctif dans le mouvement du corps. Donc, on prend plus de distance.

On voit, dans le film, un extrait du Journal d’une fille perdue, de Pabst. Dans quelle mesure la cinéphilie a-t-elle formé votre regard de metteur en scène?

J’ai eu une passion pour le cinéma, c’était ma respiration d’aller voir des films, de regarder l’écran, de m’y laisser emporter par une histoire, de la rêver. C’est hypnotique, le cinéma. Mais je ne pourrais pas vraiment vous parler de références: il y en a beaucoup, sans que l’on en soit toujours conscient. Je me suis rendu compte il y a quelques jours à quel point j’avais été influencé par Le Droit du plus fort, de Fassbinder, un film tragique et émouvant qui m’a beaucoup marqué. Mais c’est souterrain: on ne cherche pas les influences, elles sont là, et on n’y peut rien.

Il y a, dans La Faute à Voltaire, une scène où Sami Bouajila vend le journal des SDF dans le métro, et vante une réduction de 15% pour le film La Graine et le mulet que vous n’avez tourné que sept ans plus tard. Tout est-il donc programmé?

Oui, j’ai programmé beaucoup de films comme cela. Et certains ont pu se faire, d’autres non. Cela dit, je regrette d’avoir insisté, parce que le film s’appelle La Graine et le mulet, mais Claude Berri voulait l’intituler Couscous. Je n’étais pas du tout d’accord avec lui, mais je crois que c’est à cause de cette scène de La Faute à Voltaire. Des années plus tard, je regrette beaucoup de ne pas l’avoir écouté là-dessus: le film aurait dû s’appeler Couscous, La Graine et le mulet, je trouve cela un peu pompeux.

Quelle part laissez-vous aux fluctuations?

Une part de plus en plus grande, et j’aime ça. Je fais de plus en plus confiance à l’inspiration et à la création dans l’instant. Je me sens de plus en plus à l’aise avec ça. J’ai besoin de bien fonder les choses, mais c’est aussi ce qui me permet de plus en plus de liberté. J’espère être surpris, et être obligé d’aller vers autre chose que ce à quoi j’avais réfléchi.

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