Laurent Raphaël

Baby blues

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’édito de Laurent Raphaël

S’il y a bien un tabou qui résiste au temps comme une dragée à une rangée de dents, c’est la maternité. Interdiction d’exhiber une mère qui fait la grimace au passage de la cigogne! Ce serait pire que de montrer un serial killer rangeant ses « courses » dans le frigo. Les artistes se sont longtemps conformés à ce diktat inscrit sur les tablettes -celles de Moïse, pas celles de Steve Jobs… L’acte de naissance se résumait ainsi à l’écran, sur la page ou sur la toile à un défilé de mines épuisées mais béates d’admiration devant la petite créature. Même si c’est pour hacher menu le bonheur familial quelques bobines ou pages plus loin. Qu’un homme cache sa joie, passe encore, mais qu’une mère nouvellement promue piétine d’entrée de jeu son instinct maternel en ferait automatiquement un monstre. A l’évidence pourtant, rien qu’avec ce qu’une femme endure dans la salle de travail, elle aurait déjà de quoi détester le fruit de ses entrailles pour quelques siècles. Sauf que le premier cri du nouveau-né est censé activer le gène parental, qui fait office d’extincteur de bile et de diffuseur d’amour pur.

En 2002, premier pavé dans le berceau. Le bébé de Marie Darrieussecq lève un coin du voile autobiographique sur l’envers du décor pastel. Pas encore véritablement un crime de lèse-maternité, mais déjà des humeurs, des états d’âme non consignés dans les livres censés guider la parturiente au milieu de la jungle hormonale. En 2005, nouveau coup de pied dans la table à langer. Sous la plume acide d’Eliette Abécassis cette fois, qui fait ses comptes dans son roman-témoignage Un heureux événement sur ce que lui a « coûté » son enfant: la liberté, les escapades improvisées, les coups de folie. Un coup de canif dans le tableau biblique. Les hommes, un peu sonnés, font mine d’ouvrir de grands yeux: comment, tout n’est donc pas rose au pays des mamans? Quant aux femmes, elles sont partagées. Il y a celles qui sortent les fourches pour éperonner cette attaque en règle contre l’ordre soi-disant biologique des choses, et il y a celles qui poussent un grand ouf de soulagement. Enfin quelqu’un qui comprend leur douleur!

Depuis, le sujet s’invite régulièrement sur la table de dissection des artistes, féminins en particulier. Il suffit de regarder l’actu culturelle de ces dernières semaines, les rapports houleux mère-fils ou mère-fille y jouent les trouble-fête. L’adaptation du roman d’Abécassis par Rémi Bezançon en est la démonstration la plus évidente, la plus frontale. Mais le malaise, les doutes, les angoisses sont aussi de la partie, et pas qu’en filigrane, dans le nouveau film coup de poing de Lynne Ramsay, We Need to Talk About Kevin, autopsie à vif d’une relation filiale mal… née. Et gangrénée par le manque d’amour. Comme quoi, un « heureux événement » peut déclencher des sentiments opposés: des vagues de douceur chez la chanteuse Camille, dont le nouvel album Ilo veyou a germé pendant la grossesse. De souffrance et de désarroi chez ces filles privées de carburant maternel. Est-ce donc ça qu’on appelle le mystère de la création?

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