Carte blanche

Lettre ouverte: Les laissés-pour-compte du nouveau paysage théâtral

La distribution des nouveaux contrats-programme a amputé la subvention de la Balsamine de quelque 40.000 euros suite à l’avis négatif transmis par le Conseil de l’Art dramatique à la ministre Alda Greoli. Monica Gomes, directrice générale et artistique du théâtre, exprime sa colère et son sentiment d’injustice dans cette lettre ouverte.

« Quel manque d’imagination! » me disait un artiste de la saison, en découvrant par le biais de la presse en ligne, le nouveau paysage théâtral. Les lieux moins dotés, plaçant pourtant avec force les artistes au centre même de toute leur politique de fonctionnement, se retrouvent pour la plupart d’entre eux dans un statu quo ou même sanctionné comme la Balsamine. Or, cette coupe n’est pas due à une rigueur budgétaire qui s’appliquerait à l’ensemble du secteur, non, cette coupe est réalisée alors qu’au même instant on attribue à de nombreux lieux des augmentations très conséquentes. À travers ces distributions si contrastées, je lis seulement la volonté d’imprimer une certaine géographie théâtrale, toujours plus libérale, toujours plus cadrée, toujours plus uniforme. Qu’en est-il de la défense des spécificités de notre paysage? Tout un horizon qui perd de son relief, dans notre plat pays. Les jolis petits arbres qui y poussent sont condamnés à l’aridité pour les 5 prochaines années.

Comment en sommes-nous arrivés là?

C’est suite à l’avis négatif du Conseil de l’Art dramatique envers le projet artistique et culturel de la Balsamine que la ministre de la Culture, Madame Alda Gréoli, a sauvé La Balsamine mais a réduit le montant de sa subvention. Bien évidemment, nous saluons ce sauvetage de dernière minute et nous remercions la ministre de la Culture pour cette grâce accordée. Du coup, cette coupe budgétaire, si désastreuse qu’elle soit, s’avère justifiée par l’avis du Conseil stipulant que nous ne rencontrons pas la majorité des critères demandés.

Ainsi, les 12 experts composant ce Conseil considèrent que la Balsamine ne développe pas un projet adéquat. Cet avis, certes, n’engage que la subjectivité des personnes qui l’émettent, et pour citer, une personne appartenant à ce Conseil, « c’est la somme des subjectivités qui fait l’objectivité« , cela se défend mais le plus important est de savoir quel degré d’objectivité on veut atteindre. Pour ma part, connaître un sujet, c’est voir, entendre, faire preuve d’humilité en admettant que sa grille de pensée n’est pas universelle et surtout, savoir se départir de ses goûts, de ses opinions, de ses préjugés, de ses états d’âme.

Vu les subjectivités en présence, on peut se demander comment elles peuvent faire preuve ensemble de l’objectivité requise. On peut également se demander leur réel niveau de connaissance du projet artistique porté par la Balsamine quand on sait que 9 des 12 membres de ce conseil n’ont pas franchi les portes du théâtre depuis de longues années et que, malgré cela, ils se trouvent habilités à le juger. Dès lors, et sur ce postulat de départ, c’est le dossier remis qui fait loi, non la réalité de terrain. Si ceux-ci s’érigent en experts du milieu alors qu’ils l’assument vraiment, qu’ils rencontrent leurs homologues, qu’ils se mêlent à nos spectateurs, qu’ils questionnent les artistes que l’on accompagne avant de nous condamner!

Aujourd’hui, à travers cette sanction budgétaire, la Balsamine est pointée du doigt, comme si elle avait une maladie, comme si son comportement relevait du pathologique, on l’infantilise. Ce qui me désole, ce n’est pas uniquement l’argent enlevé car, l’argent peut s’avérer, à l’endroit de l’art, aussi destructeur que libérateur. Hélas, ici, la punition financière n’a qu’une seule issue précise, impasse élémentaire: renforcer la précarité, brider et cadrer la liberté.

Alors je me pose la question, nous étant, parmi d’autres, sacrifiés: quelle institution peut encore aujourd’hui être le lieu du risque, de la contre-culture, de la remise en question? Ou encore: pour exister, doit-on se plier à répéter une culture qui nous est familière? Travailler à la pensée, encourager la collaboration, la responsabilisation, la solidarité, l’imagination, le partage, la diversité, tels sont nos critères. La scène doit être, avant tout, le lieu suprême de la démocratie.

Si nous ne nous posons pas en omniscients au sein du labyrinthe culturel, nous avons néanmoins une vision claire de ce que nous souhaitons développer et soutenir. La loi du paysage contemporain, celui du présent, celui qui oublie son passé et nie son futur, écartant ceux qui ne sont pas dans le mouvement, faisant de l’âge un critère discriminant, ce décor nous n’en voulons pas. Il ne reflète pas la vie, celle au-delà des dossiers, au-delà des chiffres. Le mépris des laissés pour compte, le monopole de l’économie, l’autosuffisance de la rentabilité, à quoi bon? Nous crèverons tous et nos poussières ne seront pas différentes dans l’immensité de l’univers. Notre existence a-t-elle pour seule finalité d’assouvir nos appétits? Quel monde souhaitons-nous, quelles valeurs défendons-nous? Voilà ce qui m’importe!

Le Brexit a eu lieu, Trump a été élu, l’ultralibéralisme et les conservatismes en tous genres sont établis, les frontières sont renforcées pour les individus, les marchandises circulent, les réfugiés se noient dans les mers ou se perdent dans les déserts, les différences sont stigmatisées, notre terre est menacée par un pillage de ses ressources, les écarts de richesse se marquent toujours davantage. Ainsi, force est de le constater, notre politique culturelle est à l’image de ce monde, un fromage financier qui est divisé de manière inique. Et, après tout ce processus « de tables rondes multiples » censé tracer les politiques culturelles du 21e siècle, on en revient toujours à la même équation insoluble: si les lieux « riches », les plus subventionnés le sont toujours plus, comment peut-on réellement bouger les lignes?

En attendant cette indispensable réforme des instances d’avis, le nouveau paysage culturel est esquissé pour les cinq années à venir. Face à cet horizon dégagé, il est intéressant de bien observer et d’annoter tout ce qui n’y figure plus, de signaler tout ce qui a été écarté, affaibli ou voué à la stagnation. Autrement dit, qui sont ces exclus, évincés d’un certain système? De quelle écologie sont-ils les représentants? Et que va provoquer cette marginalisation forcée de certaines démarches? Qui seront les créateurs sacrifiés qui, demain, n’auront plus la possibilité de développer leur langage sur nos scènes et qui, fatalement, accèderont d’autant plus difficilement à des plateaux plus reconnus?

On peut penser que tous ces artistes sont minoritaires. Cependant, cette minorité qui fait de l’art – le mot n’est pas vulgaire – cette communauté a le droit d’avoir un toit, de porter une parole différente et le droit de se tromper. Sans ce vivier, rien ne bouge, la culture tourne en rond et se répète à l’infini. En tuant, peu à peu, les lieux modestes qui soutiennent les projets exigeants qui feront la culture du futur, on risque de s’engluer à jamais dans des visions mortifères et réactionnaires. Nous sommes tous nécessaires, soyons solidaires.

Aujourd’hui, peut-être devrions-nous remercier le Conseil d’avoir porté cet avis défavorable à notre égard, car cela nous a permis de bénéficier d’un magnifique élan de solidarité des artistes, du public, des collègues qui nous ont signifié massivement que notre projet rencontrait leurs critères respectifs.

Et c’est fort de ce soutien, musclé par cette légitimité que nous souhaitons rencontrer la ministre, au plus tôt, afin de faire le constat des valeurs partagées. Puisque nous ne nous sommes jamais rencontrés, puisque c’est la presse qui nous a révélé notre sort, il nous semble légitime qu’elle puisse nous accorder cette faveur. Sachant à quel point, les recours sont vains et trop coûteux, nous espérons que cette rencontre puisse nous donner les moyens de revaloriser durablement le projet et permettre son accomplissement.

Monica Gomes

Directrice générale et artistique

Pour le Théâtre la Balsamine

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