Critique | Musique

Nos albums de la semaine (#8): Thomas Dybdahl, King Gizzard, Syd…

Thomad Dybdahl © Julie Pike
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Le spleen endémique du septième album de Thomas Dybdahl poursuit les sensations actuelles du talentueux auteur-compositeur norvégien face au temps qui file. À lire également, nos critiques des disques de King Gizzard & the Lizard Wizard, The Paperhead, Novella, The Feelies, Syd, Jonwayne, Joe King Kologbo et Matthew Dear.

Thomas Dybdahl – « The Great Plains »

Pop. Distribué par V2 Records. ****

En concert le 2 mai à De Roma, Anvers.

Thomas Dybdahl est né dans une ville moyenne du sud de la Norvège en avril 1979, ce qui lui fera bientôt 38 ans. Âge relativement précoce pour l’annonce faite dans la bio accompagnatrice du disque: « Les chansons de cet album, pour la plupart, parlent de ce moment dans la vie où vous prenez le temps de regarder dans le miroir comme en vous-même, pour découvrir que vous ne reconnaissez pas celui qui vous fixe (…) une façon de voir clairement ce qui compte vraiment pour vous et tout ce qui doit encore venir. » L’introspection semble avoir toujours fait partie du Norvégien, au moins comme fixateur émotionnel de morceaux d’abord associés à l’intimité. Par leur magistère feutré et une voix qui ne hausse jamais le ton mais dont la multiplication des pistes en studio donne à Dybdahl la texture d’un confessionnal pop ambulant. Avec Bon Iver -arrivé ultérieurement sur le marché-, il partage le goût des choeurs gazeux et des instruments délicats rassemblés en spleen d’envergure. Phil Spector customisé en homéopathie végétale. La structure sophistiquée et les arrangements océaniques gardent pourtant toujours le cap de la mélodie, point fort de Dybdahl: comme dans les impros jazz, il s’autorise à quitter la dualité naturelle de la musique -la chanson en couplet-refrain- pour filer sur des bretelles secondaires sans être broussailleuses.

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Par exemple, la route toute tracée de No Turning Back, arrivée aux trois minutes, s’arrête pile et branche l’auto-tune vocal sur des sonorités vaporeuses, donnant l’impression de partir en orbite pendant une soixantaine de secondes. Avant de rattraper à toute blinde la mélodie du titre ainsi (ré)confortée. Alors, tous ces moments qui traitent d’un voyage sans retour dès le titre (When I Was Young, Baby Blue) construisent aussi une partie de disque plus enlevée, voire joyeusement eighties comme 3 Mile Harbor, décoré par un synthé de pacotille. Avant de replonger dans la grande mélancolie de Born & Raised et ses élégants ressacs de désespoir lucide, proustiens comme dirait Marcel. La confrontation au chrono de la vie autorise visiblement Dybdahl aux simples envies sentimentales dépassant la notion de bon goût: un grigri brésilien qui décore Just A Little Bit mené sur un rythme mi-tropical, mi-variété seventies ou cette extension du domaine du slow lors du morceau final, Bleed. Avec une masse de détails finauds amenés par le producteur compatriote de Dybdahl, Kare Vestrheim, généreux dans la confection d’un disque, au final, équivalent sonore de l’épicerie fine et même pas snob. (Ph.C.)

King Gizzard and The Lizard Wizard – « Flying Microtonal Banana »

Rock. Distribué par Heavenly/Pias. ****(*)

Le 21/6 au Kreun (Courtrai).

Dans le climat anxiogène qui nous entoure, gangrené par tous les Trump et les Le Pen de ce plus en plus bas monde, on peut s’attendre à ce que la scène rock se réveille. A ce qu’elle ouvre un peu sa gueule et profite enfin de la tribune qui lui est offerte pour raconter autre chose que ses bitures et ses peines de coeur. Le message peut aussi bien se trouver dans la musique que dans les mots. Dans des disques métissés que dans des discours endiablés. Comme l’album de Cheveu et de Group Doueh (première énorme claque de l’année), Flying Microtonal Banana appelle à la rencontre des cultures. Les Australiens ne sont pas partis enregistrer un disque dans le désert avec une bande de rockeurs sahariens, mais le nouvel, énième, album de King Gizzard and The Lizard Wizard ne manque pas d’exotisme et de couleurs. L’exotisme et les couleurs de la Turquie notamment. Grâce à cette espèce de trompette, la zurna, très répandue dans les pays musulmans. Toujours aussi curieux, Stu Mackenzie s’est cette fois intéressé à la guitare microtonale et a filé 200 dollars à tous les membres de son groupe pour qu’ils achètent des instruments et s’y adaptent. Que ce soit avec le tournoyant, kraut et obsessionnel Rattlesnake, rampant comme un crotale, avec le city trip oriental Open Water, ou la promenade Billabong Valley dans une casbah marocaine, King Gizzard en impose. Bien installé sur son trône sans qu’on voie trop qui pourrait venir l’en déloger. Toujours prêts à rebondir, les redoutables kangourous ont annoncé la sortie de quatre autres albums cette année. De quoi remettre en cause depuis Melbourne l’hégémonie électrique californienne… (J.B.)

The Paperhead – « Chew »

Pop. Distribué par Trouble in Mind. ****

Le 11/4 à La Malterie (Lille), le 12/4 au Cafe Video (Gand).

Signé sur le label qui distribua en 2013 aux Etats-Unis le premier album, Cabinet of Curiosities, du prodige néerlandais Jacco Gardner, The Paperhead offre lui aussi une déclinaison très sixties du psychédélisme. Arthur Lee, Billy Nicholls, Syd Barrett… Beatles, Beach Boys, Zombies… les références sont connues. L’ambiance est jouette. Le flower power enfile ici ses bottes de cowboy (Pig, Porter’s Fiddle), fait péter cuivres et saxophones (The True Poet) et n’hésite pas à sortir sa flûte (Dama de Lavanda). Avec Chew, son album le plus réussi à ce jour, le trio Nashville vous file votre dose de champignons magiques et de LSD pour l’année. L’heure de vérité a sonné pour la Tête en Papier. (J.B.)

The Feelies – « In Between »

Rock. Distribué par Bar None/Konkurrent. ***

Il y a 37 ans, les Américains de The Feelies, vilains petits canards de l’Histoire du rock, sortaient leur premier album, Crazy Rhythms, sur le label britannique Stiff. Un disque incontournable de post-punk gentiment nerveux, secoué et angulaire (ah ce Loveless Love) dont l’influence serait revendiquée par REM et tout un pan de la scène indé. De Yo La Tengo à Real Estate en passant par Weezer. Après Here Before qui, en 2011, mettait un terme à 20 ans de silence discographique, les intellos pas pressés du New Jersey réveillent la bête et signent avec In Between un disque artisanal et relax, plein de guitares acoustiques et de chansons velvetiennes (à tout le moins Lou Reediennes). Un album sympa mais par instants franchement gênant et finalement un peu vain. (J.B.)

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Novella – « Change of State »

Dream pop. Distribué par Sinderlyn. ***(*)

Le Brexit, Trump, des bombardements sans fin et la disparition aux allures épidémiques d’icônes musicales et culturelles: voilà pour le pitch de Change of State, deuxième album des petites Anglaises de Novella et regard lucide sur le monde jeté à travers les fenêtres de leur tour van (bus étant sans doute un encore bien grand mot). Formé à Brighton, installé à Londres, Novella fait dans une pop rêveuse, psychédélique et vaporeuse qui tutoie tour à tour un Beach House (Desert), un Electrelane (Come In) et un Sunflower Bean (A Thousand Feet). Doux, moelleux, flottant et militant, un disque de dream pop aux yeux de biche et aux poings levés. (J.B.)

Syd – « Fin »

R’n’B. Distribué par Sony. ****

Leader du groupe néo soul The Internet, Syd sort son premier album solo. Un petit bijou de r’n’b queer et capiteux. Brumeux à la première écoute, addictif dès la troisième.

Balayez les clichés, il en restera toujours quelque chose. Ainsi en va-t-il de l’homophobie dans le milieu hip-hop. Non pas que le phénomène ne soit pas présent. Mais l’est-il réellement davantage qu’ailleurs? Ou en tout cas, assez que pour résumer la démarche des rappeurs à des poses machos bas du front? Il faudrait au moins poser le débat. D’autant que, ces dernières années, le hip-hop, comme le r’n’b, s’est largement ouvert sur la question queer. Récemment encore, ILoveMakkonen a opéré son coming out, sans que cela ne suscite vraiment de grand émoi (après s’en être étonné, les rappeurs de Migos ont rapidement rectifié le tir, soulignant qu’ils « aimaient tout le monde, straight ou gay »).

Bien avant cela, il y eut encore la « polémique » Tyler The Creator. Certaines de ses rimes avaient pu semer le doute sur sa tolérance, avec leur manie de jouer l’outrance, et l’humour au 23e degré. Il a fallu rappeler que l’intéressé est aussi l’un des instigateurs du collectif Odd Future. Une tribu soudée qui compte dans ses rangs Frank Ocean -qui n’a pas attendu longtemps avant de donner des indices sur sa bisexualité- ou encore Sydney Bennett, dont le home studio a servi à produire les premiers morceaux du collectif. Surnommée Syd Tha Kyd, elle montera le projet néo-soul The Internet, signé sur le label d’Odd Future, et dans lequel elle n’a jamais caché son homosexualité.

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Aujourd’hui, après trois disques avec son groupe, la jeune femme sort son premier album solo. Les fans de The Internet ne seront pas trop décontenancés. Syd Bennett continue de creuser une soul/r’n’b de fin de nuit. Un groove liquoreux qui renverrait éventuellement vers ce qu’on a appelé dans les années 80 la quiet storm, ce r’n’b ultra-smooth, mais en version plus capiteuse.

Fin n’est pas un album spectaculaire. De loin, il façonne même une sorte de détachement. Il faut quelques écoutes pour dissiper la brume. On y retrouvera alors, à la fois des bribes de r’n’b nineties à la Aliyah (Drown In It, Know), et l’un ou l’autre clin d’oeil à la trap music (All About Me, No Complaints). Sur la pochette du disque, elle apparaît à moitié dans l’ombre, cultivant un look androgyne, coupe iroquois et sweat à capuche. Artiste queer, Syd donne ainsi un autre écho à certains tics r’n’b masculins: « I want you to shake it for these dollar bills », s’amuse-t-elle sur Dollar Bills. Ailleurs, elle rejoue Independent Women (sur Got Her Own). La démarche n’a toutefois rien de revendicatif: « You preach ’bout revolution and dreams/I really do this/I lead by my example/I see fame as a nuisance », insiste-t-elle sur All About Me. D’ailleurs, Fin est bien davantage un disque sur le fait de grandir. Celle qui a désormais laissé tomber la précision Tha Kyd, n’a plus à traîner les errances de l’adolescence. À 24 ans, elle peut désormais embrasser les incertitudes et les doutes de l’âge adulte. Craquant le vernis en toute fin de disque, elle chante: « You can thank my insecurities/for keeping me around you, babe. » En cela, si Fin est d’abord une affirmation, c’est dans ses doutes qu’il est le plus attachant. (L.H.)

Joe King Kologbo and the High Grace – « Sugar Daddy »

High-life. Distribué par Strut/V2. ****

Il faut le voir le papa gâteau sur la pochette de son disque avec son pantalon pattes d’éph et son long imper en train d’ouvrir la porte de sa Range Rover. Joe King Kologbo inaugure avec son Sugar Daddy, enregistré en 1980, une nouvelle série du label Strut intitulée Original Masters et consacrée à la réédition de classiques africains, latins et caribéens rares et fort cruellement sous-estimés. En trois longues plages, forcément ensoleillées, qui ont le rythme dans la peau, belle et dorée, le guitariste de disco high-life nigérian qui a joué avec Fela Kuti dans les années 70 peut remplacer le meilleur des feux aux pellets et réchauffera de son funk exotique les chaumières les plus mal isolées. Irrésistible. (J.B.)

Jonwayne – « Rap Album 2 »

Rap. Distribué par Authors. ****

En concert le 05/03, au Vooruit, Gand.

Jamais très loin des expérimentations grisantes d’un MF Doom, le rappeur californien (né Jonathan Wayne, en 1990) avait réussi à rapidement faire son trou. Avant de tomber dedans: en 2014, il publiait une lettre ouverte dans laquelle il évoquait son alcoolisme et la dépression qui l’a accompagné. Tiré d’affaire, il sort aujourd’hui un Rap Album 2. Dans un récent tweet, il explique: « Le nombre de messages que j’ai reçus de gens parlant de leur addiction et/ou de leur solitude est la raison pour laquelle j’ai fait ce disque. » Ce retour sonne en effet comme une confession. A l’image du morceau Out of Sight, à la franchise saisissante: « Tryna feel like a human among these animals/Tryna feel some community in this solitude. » (L.H.)

Matthew Dear – « Dj-Kicks »

Mix. Distribué par !K7. ***(*)

Dans la série des mix DJ-Kicks, c’est probablement l’un des plus jouissifs sortis au cours de ces dernières années. Artiste électronique multi-profils (techno, house, dark funk ou électropop, selon les alias), l’Américain Matthew Dear enfile ici sa casquette la plus directement, organiquement, irrésistiblement dansante. S’il fallait le préciser, on n’est pas ici dans l’EDM bourrin ou l’électro bas du front pour dancefloor au rabais. Après avoir lancé les hostilités tout en douceur avec un morceau du pianiste/compositeur Nils Frahm (Ode), Dear réussit à faire monter la sauce, lentement (le Double Lune de Monsieur Georget) mais sûrement (Hot Juice Bow de Markus Enochson). Soit quelque 25 morceaux (dont deux inédits de son projet Audion), mixés avec une fluidité épatante. (L.H.)

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