John Grant: « Le refus du mariage gay, c’est la conséquence d’une morale bourgeoise »

John Grant © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Un troisième album de mélancolie sanguine et de synthés hérissés: John Grant parle de sa séropositivité, d’une jeunesse pas très gay et de l’Amérique réac.

En parcourant diverses interviews online en amont de la rencontre, on comprend d’emblée que John Grant en dit volontiers beaucoup sur lui-même. Une sorte d’anti-Lou Reed, loin de la morne mécanique de l’exercice promo, particulièrement lorsque l’artiste cause à huit ou dix interlocuteurs d’affilée. Mais la lecture digitale d’une vie bousculée ne prépare pas complètement au récit à la première personne. Une après-midi de septembre à Paris, la chair en est différente. Grant, 47 ans, raisonnablement grand et large, coiffé d’un bonnet de laine, évoque davantage un viking en permission qu’un auteur de chansons vulnérables et vénéneuses. Ça démarre comme des mamies, sur le temps qui est un peu frais. « Quand j’étais gamin, il gelait tellement fort que les stalactites pendant aux corniches des maisons avaient parfois plusieurs mètres. C’était dangereux (sourire). » Les 40 minutes de discussion croisent alors la météo des lieux de vie successifs de l’Américain -du Michigan à l’actuelle Islande- et celle des ouragans familiaux ou religieux, d’un baromètre décidément impétueux.

C’était donc cela, une jeunesse au Michigan?

La neige venait en octobre et restait jusqu’en mars et puis fondait, il fallait alors découvrir le premier morceau de gazon du printemps. Tout cela me manque… Il y avait de bonnes choses, comme les arbres à l’automne: j’ai grandi dans une ville de 5000 habitants au sud-ouest de l’Etat, Buchanan. Un lieu étrange, économiquement déprimé, dilapidé. J’y suis retourné l’année dernière et c’était beau de voir la ville revivre.

Tu déménages alors au Colorado, pour suivre ton père, qui travaille dans l’industrie. Famille ouvrière?

Il avait grandi comme garçon de ferme dans le Missouri: son père à lui élevait des chiens bassets… Gamin, il n’avait pas de godasses pour aller à l’école. Mon grand-père, on l’appellerait aujourd’hui un cul-terreux ou un trou-de-cul parce qu’il était extrêmement strict, et n’a jamais dit une seule fois à mon père qu’il l’aimait.

Ton père te l’a dit?

Oui, beaucoup (silence). Je ne lui ai plus parlé depuis un bout de temps, Il a 75 ans et est retourné vivre dans le Missouri, y reconstruisant une maison de ses mains. Ma mère est morte, bien sûr.

Il écoute ta musique?

Je ne sais pas trop, mais ce n’est pas important. J’aime mon père, c’est une relation difficile mais au plus je vieillis, au plus je le respecte. Parce que finalement, il a fait le même boulot pendant 40 ans pour prendre soin de ses gosses. Et maintenant, il sait que sa fille, ma soeur, est également gay. Il ne nous a pas rejetés: avant, il disait que l’homosexualité était le mauvais choix, aujourd’hui, il dit qu’il ne sait pas.

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La religion influençait forcément ses jugements?

Oh oui, complètement. On était protestants et on te faisait bien comprendre que deux mecs qui s’embrassent, c’est dégueulasse (il sourit). Quand j’étais ado, j’allais au temple jusqu’à trois fois par semaine. Mais ce n’est pas seulement une position dictée par la religion: on le voit ici en France avec le refus du mariage gay, c’est la conséquence d’une morale bourgeoise. Je devais avoir dix ans quand j’ai découvert ma nature, on habitait encore dans le Michigan. A l’école, je ne comprenais pas comment les autres gamins savaient puisque je n’avais rien dit à personne. J’ai commencé à penser que quelque chose dans ma façon de parler, de marcher, leur disait que j’étais malade.

Pas gay, carrément malade…

Oui. Pervers, inférieur, mauvais. Et puis l’offensive venait en même temps de la maison et de l’église: aucun endroit n’était sûr. Je n’ai jamais parlé de ceci à personne mais quand j’étais à la middle school (les trois premières secondaires, NDLR), mon père a voulu que ma soeur et moi prenions un cours de théâtre, parce que pour un southern baptist comme lui, le théâtre était un paradis pour gays et délinquants. Il y avait cette jeune prof, Sally Smith, la vingtaine: elle m’a probablement sauvé la vie durant les cinq années suivantes. Elle m’a aimé de tout son coeur, m’a soutenu (silence) et hier, j’ai reçu un email de sa part sur Facebook, me disant combien moi, je l’avais aidée à être dans la justesse. En rhéto, ma prof d’allemand a joué le même rôle protecteur. Et c’était la première fois que j’étais meilleur que les autres. En déménageant à l’âge de douze ans, à Denver au Colorado, moi le gamin de la petite classe moyenne, je me suis retrouvé face à des gosses de très riches familles, celles du vieil argent. Et là, non seulement ils m’ont jeté au visage que j’étais inférieur, sexuellement, mais ont pesé de tout ce système de classe sociale existant dans le Sud.

Tu n’avais pas envie de t’opposer physiquement à eux, de les cogner?

Non, parce que j’avais peur qu’on voie en moi ce que je devenais: je ne voulais pas davantage attirer l’attention. Sans oublier qu’à l’église, on te disait d’offrir l’autre joue. Une des raisons de ma colère est que je considérais que je devais être traité de cette façon.

Quelle était alors l’importance de la musique dans ta vie?

Elle passait surtout par la radio et via ce que mes frères écoutaient: Kiss, Nina Hagen, Journey, j’adore toujours leur album Infinity, et aussi Lene Lovich, qui a même écrit un album pour Cerrone. J’ai découvert Abba et la musique a pris une énorme importance dans ma vie. Je me suis mis à étudier le piano classique mais aussi le ragtime. Je joue toujours Bach, Rachmaninov ou Debussy. J’adorais Nina Simone, capable d’emmener Bach vers le jazz. J’ai vu sa biographie filmée, la douleur, et j’ai été un moment en danger d’avoir ce même genre de rancoeur, de colère, d’être traité comme un citoyen de seconde zone. Je suis heureux d’avoir eu cette capacité d’auto-analyse, j’aurais pu devenir dingue et blesser physiquement certaines personnes.

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Tu as enregistré le nouvel album à Dallas, pourquoi?

J’écrivais mon album dans l’hiver particulièrement sombre de l’Islande -où je vis depuis presque quatre ans- et j’étais déprimé, fatigué. Je suis allé vers la lumière du Texas boucler mon disque en quatre semaines, ce qui est exceptionnellement court pour moi.

Un des morceaux, No More Tangles, fait allusion au syndrome de Stockholm, ce sentiment curieux qui lie le détenu et son geôlier…

Souvent, lorsque j’ai commencé à montrer de la gentillesse pour autrui, on a cessé de me blesser. Comme si ma vie consis- tait à vivre dans ce syndrome: ce qui est encourageant, c’est de trouver un moyen de participer au monde, je ne pensais jamais y être autorisé. Pendant longtemps, j’ai refusé tout apprentissage, que ce soit celui de la cuisine ou de la gestion de mes finances. Je m’identifiais à Oskar, le petit garçon du livre de Günter Grass –Le Tambour, adapté au cinéma par Volker Schlöndorff- parce qu’il refusait de faire partie de ce monde de merde. On m’avait tellement fait sentir que je n’étais pas humain, pas homme… Et puis tu deviens adulte et tu commences vraiment à prendre soin de toi.

Quelles étaient les véritables raisons d’arrêter l’alcool et les drogues? Ils allaient te tuer via le scénario rock usuel?

Cela aurait fini par me tuer, en particulier la cocaïne (il soupire). Je ne pouvais boire que jusqu’à perdre conscience. Même chose pour les drogues: il s’agissait de ne plus faire face à rien. Et puis, je bossais dans un resto sans utiliser mon potentiel, ma musique: je faisais dans le facile pour avoir du fric juste pour me camer et boire. Le plus dur a été quand j’en suis sorti, parce que je n’avais aucun outil pour gérer toute cette… merde existentielle. La came et l’alcool deviennent pendant des années une médication qui noie tout. Lorsque j’ai eu cette relation amoureuse qui m’a tellement affecté, celle dont je parle dans mes deux premiers albums solos, cela a déterré toute la merde sous la surface. J’ai continué le processus d’autodestruction par le sexe, fallait bien avoir quelque chose. Je suis retourné à Denver pour tenter de renouer avec cet homme que j’aimais, et là, j’ai réalisé qu’il ne m’aimait plus et tout s’est écroulé. Le désespoir venait du sentiment d’être trop brisé pour pouvoir rassembler ma propre humanité: un raté sur toute la ligne. Et j’ai eu envie de me tuer: je n’ai survécu que parce que je suis allé chercher de l’aide.

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Bonne idée. Le fait de révéler sur scène -à Londres en 2012- que tu étais séropositif a-t-il été l’électrochoc nécessaire?

Non, le choc s’était produit auparavant: découvrir que j’étais positif, lors d’un test à Göteborg en Suède parce qu’un de mes ex-amants m’avait texté qu’il avait chopé le sida. J’ai compris que j’utilisais le sexe comme un autre type de drogue, juste pour modifier mon état d’esprit.

Excuse la brutalité de la question mais pourquoi ne pas te protéger?

Parce que je m’en foutais, j’étais encore dans ce trip complaisant et autodestructeur. Dans ce que Peaches définit par: « Fuck the pain away. »

Il y avait toujours la présence de Dieu?

Oui, mais je ne désirais pas en parler, je ne le désire toujours pas. Lorsqu’on grandit dans un milieu qui t’endoctrine, et que c’est la seule façon d’être, comment acquérir la moindre indépendance d’esprit? J’ai longtemps voulu éviter d’y penser, même si mon intelligence me disait que c’était grotesque. Certains pensent que Dieu est un concept ridicule qui ne peut exister. Mais j’avais l’intuition d’une présence. Disons que je ne veux pas que Dieu me vampirise, je veux pouvoir le ressentir. C’est pour cela que je commence et termine l’album par des citations de la Bible: le livre est là depuis le début, et a souvent été utilisé contre moi.

Qu’est-ce que l’Islande apporte à ta musique?

On ne cesse de me le demander. Je n’ai pas de perspective suffisante pour répondre, dans dix ans peut-être. Mais si je pense, à l’âge de 47 ans, que vivre là-bas incarne une quelconque échappatoire, alors c’est que je suis vraiment foutu. Si j’ai appris une seule chose, c’est celle-ci: quel que soit l’endroit où tu vas, tu n’échappes à rien. Je ne cherche pas le bonheur, je suis parfois heureux, parfois déprimé, parfois bourré de rage: toutes ces choses ont du bon. Je vis à Reykjavik avec mon copain, dont je pense qu’il est un merveilleux être humain. Et il doit logiquement penser la même chose de moi…

EN CONCERT LE 17 NOVEMBRE À L’ANCIENNE BELGIQUE, WWW.ABCONCERTS.BE

John Grant: « Grey Tickles, Black Pressure »

John Grant:
© DR

Traduit de l’islandais et du turc, le titre de l’album signifie « crise de la quarantaine » et « cauchemar ». Histoire de secouer ses oripeaux existentiels, Grant est allé enregistrer au soleil du Texas sous la production de John Congleton (St Vincent, Franz Ferdinand), de toute évidence maniaque du synthé années 80. Il en use et en abuse sur certains titres à la limite du crispant (Guess How I Know, Voodoo Doll), comme s’il fallait vraiment contrebalancer la beauté naturelle des mélodies de Grant. Heureusement, le kitsch hérissant se transforme en baroque d’envergure sur Magma Arrives, Disappointing -en compagnie de Tracey Thorn- ou No More Tangles, synth-ballade grandiose. La seconde moitié du disque est splendide (Geraldine), l’emphase assumée des musiques contrastant avec les textes acides, coléreux, allusifs et occasionnellement drôles.

DISTRIBUÉ PAR MUTE/PIAS. ****

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