Auto-tune (1/6): Rock’n’roll et bagnole, le fantasme amoureux

The Beach Boys sur le plateau d'Ed Sullivan, en 1964. © DR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Agglutinée au mythe rock’n’roll de la génération baby-boomeuse, la bagnole s’est imposée dans le répertoire US comme un fantasme amoureux. Partout donc.

Le 23 décembre 1959 fut une mauvaise journée pour Chuck Berry. Lorsque les flics débarquent dans son club de Saint-Louis, Missouri, ils lui signifient l’infraction tombant sous le Mann Act, loi fédérale qui punit le transport de toute personne suspectée de « prostitution, débauche et toute autre conduite immorale« . Début décembre, le chaud lapin Berry en tournée croise au Texas une serveuse de quatorze ans, Janice Norine Escalanti, et lui propose un job dans sa boîte missourienne. C’est Chuck, bien sûr, qui conduit la bagnole du retour croisant plusieurs frontières étatiques jusqu’au coeur de Saint-Louis, en compagnie d’une mineure aux moeurs ultérieurement considérées comme volatiles par la loi. Janice confiera lors des procès « avoir été intime avec Berry le temps de traverser quatre États américains« . Berry rétorquera avoir voulu faire de la jeune fille apache « une femme plus morale« . Un juge tranchera la question en envoyant le chanteur-guitariste 18 mois à l’ombre, le laissant réfléchir aux vices et vertus de la bagnole US. Celle sur laquelle le jeune Berry a peiné dans deux usines d’assemblage de voitures, dont la Fisher Body à Detroit, et celle qui a été le sujet de son enregistrement inaugural en 1955, Maybellene, l’un des tout premiers hits estampillés rock’n’roll. Où il chante « I saw Maybellene in a Coupe DeVille/A Cadillac a-rollin’ on the open road/Nothin’ will outrun my V8 Ford/The Cadillac doin’ about ninety-five/She’s bumper to bumper, rollin’ side by side« . Dans cette reprise requinquée d’un traditionnel de 1938, Ida Red, Chuck croise un double flirt: celui des filles et de l’huile de moteur. Berry, qui a réécrit le texte original, raconte une course-poursuite avec une beauté pas si farouche que cela, Maybellene, au volant de sa Cadillac Coupe DeVille alors que le rocker fait mousser les huit cylindres de sa Ford V8. Ca pompe, ça combustionne, ça rock’n’roll: avec une jolie payola versée par le producteur Leonard Chess au DJ Alan Freed, Maybellene inonde la radio, le marché discographique et la jeunesse ricaine.

Two-Lane Blacktop
Two-Lane Blacktop

Dès la fin des années 20, la plupart des États américains autorisent la conduite automobile à seize ans. Et le mythe bagnole atteint son apogée au cours des fifties lorsque la production de voitures -concentrée à Detroit- représente près de trois quarts des modèles vendus dans le monde. Gorgée de cette suprématie carrossée, la caisse US en version jeune incarne de fait la bringue, le trip et la drague. Bien avant les bouncing cars à suspension hydraulique des rappeurs, les États-Unis customisent des modèles standards en hot rods, « bielle chaude » en français. Les bahuts des années 20 à 50, initialement de la marque Ford, sont recyclés en prototypes à moteurs surgonflés et design show off, abaissant le centre de gravité du véhicule pour en augmenter l’aérodynamisme. Une KK (Kustom Kulture) privilégiant blondes bronzées et virées californiennes qu’embrassent The Beach Boys depuis leur base d’Hawthorne, Los Angeles. Quand le groupe paraît sur le plateau d’Ed Sullivan en 1964 pour mimer I Get Around, c’est au milieu de deux hot rods raccords avec le thème de la sublime chanson, soit la transcendance adolescente procurée par la conduite. L’année précédente, les Beach Boys avaient déjà élevé un autel massif à la KK via l’album et le morceau Little Deuce Coupe, mettant en pochette l’un des plus fameux exemples de transformisme automobile des années 60. Soit une Ford Deuce Coupe de 1932 intégralement hotrodée, pistons blinqués sur carlingue bleu pétant. Au-delà d’une mise en scène d’époque, la bande à Brian Wilson traduit les aspirations personnelles de ses membres, en particulier celles de Dennis Wilson, le frère maudit (1944-1983). Celui qui finira noyé-alcoolisé dans le Pacifique n’incarne pas uniquement le seul surfeur authentique des Garçons de la Plage, il en est aussi le conducteur le plus cintré. Du genre à prendre la route, bien imbibé, et de tracer la nuit dans le désert californien au volant d’une Jeep tous feux éteints. Ou d’incendier la Ferrari de sa troisième femme, en 1977, après un énième éclat de jalousie camée. Haine-amour vis-à-vis de la seconde maison américaine, celle sur pneus donc.

Roaditude

Pas de bagnole sans bitume, une combinaison sous influence. On pense à la prose d’ On the Road de Kerouac en 1957, à la fin prématurée de James Dean -mort à 24 ans dans un crash-, au cinéma biker d’ Easy Rider ou à celui de Two-Lane Blacktop, film de Monte Hellman featuring le folkeux James Taylor et le précité Dennis Wilson, déjà cinglé et pas encore mort. Le délire d’Hellman, sorti en 1971, incarne d’ailleurs en plein le road movie, soit la route comme colonne vertébrale d’un scénario flottant, aventureux et migratoire: on y suit une Chevrolet 150, modèle popu-économique des années 1953-1957, alors que le Président Eisenhower signe le Federal Highway Act of 1956, modernisant entre autres la U.S. Route 66. Tout juste en dessous de la barre des 4 000 kilomètres séparant Chicago de Santa Monica, cette langue de bitume qui traverse huit États, a été le chemin d’espoir vers l’Ouest au temps du Dust Bowl des thirties. Et le carburant du classique jazzeux de Bobby Troup composé en 1946, (Get Your Kicks On) Route 66, repris au fil des décennies par un Bottin de stars, de Perry Como à Depeche Mode. Dans la société ricaine sixties gorgée de velléités matérialistes, l’un de ses plus évidents symboles -la voiture- en devient curieusement l’instrument prétendument libérateur. Grigri d’une contre-culture érigeant l’idée de voyage en nouveau mantra générationnel: partir, c’est donc renaître. Rouler, c’est changer de peau. Façon graisse de cuir version moto (Born to Be Wild de Steppenwolf) ou blues psyché triomphant de Canned Heat sur le bien-nommé On the Road Again: sa recette d’harmonica boogie, son falsetto vocal et sa mélodie poilue. Incarnation du peuple Woodstock, celui qui, l’année suivant la sortie du disque en question, accourt de tous les coins US à l’historique festival de l’État de New York. En bagnole, forcément, mais avec une nuance de marque et de paradigme: la route ne se trace plus seulement en Chevrolet Camaro, Dodge Charger ou Plymouth Road Runner mais vise l’économie de voilure. D’où la modeste Beetle -avec coffre étroit à l’avant- et l’autre combi minibus Volkswagen de collective nature celui-là, mais de même origine teutonne: outré par l’attirail des décos fleuries de carrosserie et le patchouli ambiant, le vieux conservateur Henry Ford ne se retourne même plus dans sa tombe. Il sait que la voiture va continuer à polliniser la culture musicale américaine. Par exemple lorsqu’un groupe n’a aucune imagination pour son nom de baptême (The Cars) ou remixe l’appellation d’un célèbre modèle fifties, la Cadillac DeVille, pour un parcours roots prononcé (Mink et Willy DeVille). De la sémantique à la dialectique via le pneumatique.

Bruce Springsteen
Bruce Springsteen

Born to Bruce

L’utilisation de la voiture comme métaphore des relations amoureuses, sociales et autres, Springsteen s’en est fait une spécialité. Comme l’attestent ses dix premières années de chansons, incluant entre autres Cadillac Ranch, Wreck On the Highway, Stolen Car, Pink Cadillac, Highway Patrolman, State Trooper, Racing in the Street, et bien évidemment le couple Thunder Road et Born to Run. Ces deux-là paraissent à l’été 1975 sur l’album Born to Run, disque étincelant qui transpire d’un mur du son aux ambitions spectoriennes. Deux facettes du même moteur sentimental déglingué qui veut néanmoins échapper à l’anéantissement: le morceau pétaradant qui rendra Springsteen célèbre exalte le romantisme ultime -« At night we ride through mansions of glory in suicide machines » – alors que Thunder Road rassemble les dernières frusques d’un rêve fissuré où la voix de Bruce convoque « the skeleton frames of burned-out Chevrolets« . La prolongation de cette dérive motorisée s’incarne dans Nebraska paru à la rentrée 1982. La pochette est une photographie graineuse n&b d’une route aussi désolante que le ciel plombé sur le rachitique paysage hivernal, le tout perçu au travers d’un pare-brise dont on devine l’enneigement. Conçues au départ comme de simples maquettes à boucler en studio avec l’E Street Band, les chansons resteront telles qu’elles ont été originellement enregistrées par Bruce. En solo, principalement en voix et guitares, face à un 4 pistes et un Echoplex (1). Parmi les influences nourrissant l’album, celle d’ Une Histoire populaire des États-Unis, livre de science politique d’Howard Zinn, plus proche de la réalité du peuple que du mythe des pères fondateurs, dénonçant l’exploitation d’une majorité par une élite minoritaire. Le véhicule philosophique que conduit Springsteen sur cet album sombre expose fragilités et amertume américaines comme autant de dérives potentiellement létales. Le morceau Nebraska n’est d’ailleurs rien d’autre qu’un remake à la première personne du parcours de Charles Starkweather. Entre décembre 1957 et janvier 1958, ce mec de 19 ans, accompagné d’une fille qui en a cinq de moins, Caril Ann Fugate, parcourut en voiture les routes venteuses du Nebraska et du Wyoming. Agité d’une soif meurtrière qui laissera onze cadavres derrière eux. Et une incandescente chanson crépusculaire.

(1) Effet à bande qui permet de délayer et de répéter des sons.

Le fantasme Cadillac

Auto-tune (1/6): Rock'n'roll et bagnole, le fantasme amoureux

Le nom implique le luxe quintessentiel de la bagnole américaine vintage aux caractéristiques parfaitement identifiables: une longiligne carlingue bas de caisse qui ose parfois le rose pâle, une double queue de sirène derrière et une avalanche de chrome à l’avant, lui donnant un air de requin audacieux, voire de rêve d’orthodontiste. Moitié prototype volant, moitié maison idéale transgenre: autant masculine que féminine. Sans oublier l’intérieur, large comme une demi-cathédrale de cuir. C’est surtout vrai dans l’archétype de la gamme de cette marque aînée de l’automobile -Detroit, 1902-, la Cadillac Coupe DeVille, dont le premier modèle date de 1949. On a l’impression qu’elle glisse sur la route davantage qu’elle ne l’emprunte, quasi une faveur faite au bitume caressé. Pas étonnant que ce suprême de voiture ayant traversé au moins trois générations bénéficie d’autant de reconnaissances musicales depuis que Chuck Berry la mentionna dans Maybellene en 1955. Et ce jusqu’à Bruno Mars en 2017 qui invite à la chevaucher -« Jump in the Cadillac, girl let’s put some miles on it » (That’s What I Like) à moins que les « miles » ne soient adressés à la passagère. Marrant qu’au-delà de tout le contingent US la citant dans son répertoire -Springsteen, Mink DeVille, Johnny Cash, Roseanne Cash, Stray Cats, Quiet Riot, etc.-, ce soit un doublé anglais qui en ait tiré le plus fameux morceau. À savoir d’une part celui qui a écrit Brand New Cadillac en 1959, le rocker fêlé Vince Taylor (1939-1991), et bien sûr, The Clash qui, 20 ans plus tard, en livrera une version idéalement sanguine dans London Calling.

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