Manger l’autre

Racontant les déboires traumatisants d’une adolescente ayant atteint presque au sens propre les dimension d’une baleine, que ses camarades torturent et baptisent « La Couenne » quand ils l’humilient au quotidien, la prolixe et reconnue romancière mauricienne Ananda Devi conspue avec hargne et justesse les délires insensés d’une époque où « le gonflement grotesque de l’inutile » semble constituer désormais le seul et unique but à atteindre. Première bonne idée: avoir fait le choix d’une confession à la première personne de ladite gamine, bien moins fragile qu’on aurait pu l’envisager. Pourvue d’un caractère puissant, presque invulnérable malgré la fréquence et l’intensité des insultes et empêchements quotidiens, cette héroïne parvient à déstabiliser profondément son entourage comme les lecteurs, à renverser la table pour prendre en main son destin, et surtout à substituer une inquiétude légitime, une culpabilité intriguée, à la condescendance de bon aloi qu’on pourrait intuitivement lui imposer. Mais Ananda Devi introduit aussi un élément troublant en la personne de ce père célibataire tellement soucieux de ne pas voir sa fille telle qu’elle est qu’il ne lui parle qu’au pluriel, comme si au lieu d’une adolescente obèse il s’occupait de jumelles aux dimensions  » convenables « . Au point de susciter chez la narratrice la création d’un double imaginaire filiforme, et donc adorable selon les canons du moment, mais surtout parfaitement ridicule à en croire les propos souvent outranciers, apocalyptiques et accusateurs de ce très pertinent et massif oiseau de malheur auquel Devi a choisi ici de tendre le micro.

d’Ananda Devi, éditions Grasset, 218 pages.

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