Fille à fange

inédit dE Bashevis Singer, Keila la Rouge déploie une fresque vive à la suite d’une prostituée de Varsovie entre tentatives de rédemption et amours contraires.

Yarmy dit La Teigne et Keila la Rouge se sont unis pour le meilleur et surtout pour le pire. Dans leur antre de la rue Krochmalna (cette cour des miracles de Varsovie déjà dépeinte par l’auteur), le crocheteur de serrure et la prostituée sont à la colle, se racontent des histoires croustillantes mais peinent à rassembler le moindre sou. Yarmy ne supporte guère de patron et Keila a raccroché le tablier, ne souhaitant plus désormais qu’être la moitié d’un seul larron. Au cours d’une soirée à l’opéra, leurs retrouvailles avec Max le Boiteux, comparse de cellule du voleur, pourraient changer la donne. L’homme, de retour de cette Amérique qu’ils fantasment fastueuse, exsude un parfum méphitique. Il leur fait miroiter une part dodue de butin s’ils se soumettent à son plan. Amasser des groschen sur le dos d’un grabataire, multiplier les faux en écriture, séduire des donzelles naïves et s’en servir de visa de prospérité outre-Atlantique? Keila se méfie d’emblée de cette solution retorse qui la ferait retomber dans cette fange dont elle cherche avec opiniâtreté à se dépêtrer. Yarmy, plus veule et sous le charme ambigu du Boiteux, n’hésite pas à forcer les résistances de son épouse. Elle prend la fuite, horrifiée par l’envie oppressante des deux hommes de devenir un trio jusque sous les draps.

Fille à fange

Porte dérobée

Ce roman de moeurs enlevé, sur le fil ténu (mais aux rênes bien tenus) entre la truculence et la tragédie sordide, opère alors une volte. Toute à son désir de redevenir  » une bonne fille juive« , Keila fait une tapageuse irruption chez le rabbin. Ce n’est pas auprès de l’homme docte mais de son fils Bunem qu’elle entreverra un rachat. La route jusqu’à New York et une vie enfin décente lui réserve cependant encore bien des déconvenues. La grande intelligence de Bashevis Singer, écrivain juif polonais naturalisé américain, consiste à faire du jeune hassidique, désormais central, un être aussi contrarié que cette prostituée dont il s’éprend par accident. Fiancé confidentiellement à Solcha, une anarchiste aux idées trempées, apprenti peintre, tiraillé entre deux affections, Bunem s’inscrit d’emblée en marge de son clan. Même en 1911, à l’orée du XXe siècle, cette communauté religieuse nous apparaît comme sous cloche, très peu connectée avec l’époque et ses esquisses politiques, dans cette Pologne alors sous joug russe. À l’inverse, marqué par le sceau d’une désillusion essentielle, le fils du rabbin se questionne et bouillonne, apportant au récit toutes ses demi-teintes, en contraste avec la candeur entière, obstinée et touchante de Keila. Publié à l’origine en feuilleton dans un quotidien yiddish, Keila la Rouge est un roman à l’immersion opérante, tant à Varsovie que dans la Grosse Pomme des déplacés. Si vous n’avez jamais lu Isaac Bashevis Singer, disparu en 1991, cet inédit constitue une porte dérobée, sombre mais recommandable, pour aborder l’oeuvre de ce conteur de (dés)espoir, prix Nobel de littérature en 1978.

Keila la Rouge

D’Isaac Bashevis Singer, éditions Stock, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie-Pierre Bay et Nicolas Castelnau-Bay, 468 pages.

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