Éric Reinhardt, l’idéaliste

Éric Reinhardt © Catherine Hélie/Gallimard
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Il est l’un des visages de la rentrée littéraire. Avec L’Amour et les forêts, Éric Reinhardt signe un portrait de femme stupéfiant, hanté par le XIXe siècle. Rencontre avec un romancier idéaliste résolument de son temps.

« Hervé Guibert disait que pour écrire de bons livres, il faut avoir de la chance. Si votre existence est morne, si vous ne faites pas de rencontres, si vous ne vivez aucun enchantement, vous ne pouvez pas écrire de bonnes choses. Je suis donc constamment à l’écoute et en éveil. » Xe arrondissement de Paris, un jour de septembre. Agglomérés au pied d’une bibliothèque déjà entièrement colonisée, des livres en piles voisinent une baie par laquelle Eric Reinhardt contemple une de ses vues préférées de Paris -la sienne. Au téléphone, Gallimard vient de lui annoncer que les ventes de L’Amour et les Forêts, son sixième roman (lire la critique dans le Focus du 12 septembre), d’ores et déjà inscrit sur les listes Goncourt et Renaudot, s’envolent. Avec Emmanuel Carrère –« on s’est envoyé pas mal de textos cet été »-, il est l’autre visage incontournable -clair, pictural, émacié- de la rentrée littéraire.

Un succès que le romancier français, né à Nancy en 1965, doit de fait, en partie au moins, à la chance. En 2007, Reinhardt publie Cendrillon, un roman labyrinthique à multiples voix qui le met en scène aux côtés de trois avatars possibles. Autoportrait intime et cri de ralliement esthétique, le livre divise, et suscite -question d’épiderme- le rejet ou l’adhésion. « A la publication de Cendrillon, j’ai reçu pas mal de lettres très intimes, des confidences. Et le hasard a fait que je me suis retrouvé à correspondre avec plusieurs femmes en situation de harcèlement conjugal. Il s’agissait de femmes intelligentes, sensibles, cultivées, avec une vie sociale nourrie. Elles avaient théoriquement la capacité à amener leurs conjoints à les traiter différemment. Or il leur était impossible de se sortir de cette situation, elles étaient comme empêchées. Ces récits de vies abîmées m’ont bouleversé et violenté. J’ai senti que mon écriture avait quelque chose à faire avec leur douleur. »

Éric Reinhardt, l'idéaliste

L’écrivain se met à table, mais le projet avorte et mute. Un jour de 2011, alors qu’il est en pleine promotion du Système Victoria (fascinante variation érotique sur la lutte des classes) et qu’il monte dans un train, une femme sursaute, le reconnaît -il était la veille encore à la télévision. « Elle m’a expliqué qu’elle avait aimé la manière dont je parlais des femmes et qu’elle projetait de m’écrire. Elle m’a dit: « C’est un signe, je pense que vous êtes celui qui doit raconter ma vie. »«  La curiosité du romancier est convoquée, son inspiration ré-aiguillonnée. « Elle avait souffert de harcèlement conjugal. Elle s’en était sortie, et elle voulait qu’un romancier montre à travers une fiction ce que certaines femmes vivent. Elle a remonté le fil de son existence, calmement. Elle l’a fait d’un seul jet. Ça a duré une heure. C’était sublime. » Le romancier devra toutefois oublier pour mieux écrire et réinventer. « Je l’ai mise en garde: ce livre ne serait pas son histoire. Elle ne se reconnaîtrait pas. D’ailleurs, j’imaginais déjà quelqu’un de très différent de ce qu’elle était. Je lui ai dit que je ne pourrais écrire que si je prenais mes libertés. Ce pacte entre elle et moi conclu, je me suis mis au travail. »

Eugénie Grandet par Louise Bourgeois

Aux rouages narratifs linéaires d’une histoire vécue, Reinhardt réinjecte alors de la chair et des nuances, prélevant sur les fragments d’autres femmes le tissu d’un profil singulier. Celle qu’il a en tête s’appellera Bénédicte Ombredanne, victime de la cruauté ordinaire d’un mari pervers, héroïne d’une révolte intime essorée à huis clos, et dont le roman épousera la tragédie personnelle exemplaire. Parlant de son héroïne, Eric Reinhardt l’avoue -à la Flaubert: Bénédicte Ombredanne, c’est un peu lui. « Elle est mon ultime avatar. Je l’ai entièrement nourrie de ce que je suis, de mon rapport au réel, de ma sensibilité, de ma culture. C’est un double exact de moi-même. » A commencer, sans doute, par ce gène anachronique que le romancier lui inocule: à cheval sur deux époques, Ombredanne est une âme romantique qui tente de s’évader d’un quotidien déceptif à coups de Xanax, de chat sur Meetic autant qu’à travers une collection de bijoux anciens et une déraisonnable consommation de littérature symboliste -Auguste de Villiers de l’Isle-Adam (1838-1898) en tête, écrivain fétiche de l’auteur. « C’est un génie absolu du XIXe. Je l’ai découvert quand j’avais 20 ans. Tout mon désir de littérature vient de là. »

Qu’on ne s’y trompe pas: éditeur de beaux livres pour Xavier Barral ou Flammarion (et ayant lui-même consacré des volumes au chorégraphe Angelin Preljocaj ou aux architectes Valode et Pistre), Eric Reinhardt est pétri d’art contemporain. « Quand j’ai commencé L’Amour et les forêts, j’avais Eugénie Grandet en tête -cette figure féminine en souffrance face à un père odieux, radin, dominateur. Puis j’ai pensé aux broderies qu’Eugénie Grandet avait inspirées à Louise Bourgeois (dès 2007, l’artiste imagine seize petits panneaux en hommage à l’héroïne sacrifiée de Balzac -torchons et mouchoirs agrémentés de perles, d’épingles, de fleurs, de tissus, entre herbiers et reliquaires, ndlr). L’Amour et les forêts est né comme ça: de l’envie de faire mon Eugénie Grandet, mais avec les moyens d’une Louise Bourgeois, soit un livre extrêmement intime, viscéral, et un questionnement vécu avec les tripes, très sensitif. »

Broder une sensibilité balzacienne sur une forme contemporaine: le dispositif romanesque, résolument post-moderne, répond en tout cas d’une philosophie imperméable aux époques: « Comme moi, Bénédicte Ombredanne est profondément une idéaliste. Elle persiste à penser qu’il n’y a rien de mieux que l’art et la littérature, et que, plutôt qu’à des choses triviales, matérialistes ou stupides, on gagnerait tous à se connecter au désir de beauté. »

  • L’AMOUR ET LES FORÊTS D’ÉRIC REINHARDT, ÉDITIONS GALLIMARD, 368 PAGES. ****

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