Serge Coosemans

La fermeture du Potemkine, une certaine idée de la guerre de tous contre tous

Serge Coosemans Chroniqueur

La fermeture du Potemkine génère de folles rumeurs. Sans chercher à démêler le vrai du faux, notre chroniqueur estime que celles-ci en disent long sur l’état de la nuit bruxelloise, minée par les effets pervers sociologiques et les règlementations chichiteuses. Sortie de route, S03E04.

Mise à jour 27/05/2014: Il est à noter que, depuis la publication de cet article, le Potemkine a rouvert ses portes (du lundi au samedi à partir de 16h).

Bistrot-ciné ouvert Porte de Hal fin juin 2011, le Potemkine, symbole ultime de la gentryfication du bas de Saint-Gilles selon les uns, pas queer assez pour d’autres, semble aujourd’hui sinon définitivement fermé, du moins en train de prendre la poussière suite à un arrêt de ses activités « probablement long ». Plus tôt dans l’année, il avait déjà rentré sa terrasse de l’ombre de la Tour et cessé ses projections de films en plein air, suite aux plaintes de quelques riverains. Je pense que ce naufrage et les rumeurs qu’il suscite cristallisent fondamentalement tout ce qui cloche dans la nuit bruxelloise.

Un. Le Potemkine essuie les critiques from day one. Gnagnagna la gentryfication des quartiers populaires. Gnagnagna Frédéric Nicolay. Gnagnagna le faux squelette de baleine au plafond et gnagnagna le service systématique au bar. C’est moche, c’est froid, c’est bobo. À croire que les Luddites de Saint-Gilles préfèrent vraiment les troquets espagnols qui sentent le caniche mouillé et la vieille cibiche, cette poésie crevarde, ce soi-disant supplément d’âme des choses à moitié en ruines. Groland plutôt que JG Ballard. Trop is te veel, comme disait l’autre et, from day one, le Potemkine donne cette impression qu’il ne sera pas pardonné, pas intégré, que c’est la nouveauté de trop, que les gens ne voient plus aucune différence entre Frédéric Nicolay qui retape des chancres pour en tirer des bars sur un modèle quasi standard et Delhaize ou Carrefour qui implantent des supérettes génériques à chaque coin de rue, après avoir pourtant tout fait pour en chasser les épiciers de quartier. Ce trip refuznik est assez bien illustré par cette revue d’Inter-Environnement Bruxelles, qui synthétise parfaitement une vision désormais plus décriée qu’applaudie de notre capitale et de sa vie nocturne. From day one, le Potemkine n’arrive en fait pas à générer de réelle passion. Il ne pimente pas le quartier, au contraire plutôt largement perçu comme un intrus venu faire du tapage dans un environnement qui ne lui a rien demandé. Y compris par ceux qui le fréquentent.

Deux. Réputation de gestion « un peu douteuse », fantasque et cavalière. On organise d’abord et on ne se demande que plus tard si des autorisations communales et régionales sont nécessaires. Certains events sont tellement mal annoncés qu’ils passent quasi inaperçus. Certains deejays se plaignent des conditions dans lesquelles ils ont presté. En journée, il n’est sinon pas rare, derrière son café, que l’on se sente embarqué dans un remake du Désert des Tartares, avec le staff du bar dans le rôle du Lieutenant Drogo. Vide puis blindé. Silence quasi total puis ça passe Apocalypse Now en plein air. Pour les voisins, cela veut dire que, soudainement, après des heures de quiétude, c’est la Charge des Walkyries. Qu’à défaut de générer de la passion, le Potemkine occasionne quelques colères. Ce dimanche, une personne relativement bien informée m’a confié qu’à force de « coups » mal prévus, ce bar est en fait très rapidement devenu une cible. Pour l’IBGE. Pour la police. Pour certains riverains. Pour des élus saint-gillois et bruxellois. Parmi ceux-ci, Jacques Oberwoits, représentant MR à la Ville de Bruxelles, qui a questionné l’an dernier la légalité de la terrasse et du bar mobile implantés à l’ombre de la Tour de la Porte de Hal.

Trois. Le monde de la nuit est générateur de folles rumeurs et de désastreuses démolitions de réputations. Jacques Oberwoits, élu de droite à priori assez scrogneugneux, pataud dans sa com (« Je suis Bleu de Bruxelles », sic) et plutôt rigide sur les questions de sécurité, a tout à fait une personnalité publique idoine pour le transformer en véritable croquemitaine, en fossoyeur de la night. Même s’il est domicilié à une dizaine de kilomètres de là, on m’a ainsi avancé qu’il habitait Porte de Hal et qu’il était à la source de tous les ennuis du Potemkine. En Grand Sheitan des riverains, il appelait la police et interpellait l’Echevinat au moindre décibel de trop sorti du bar. D’autres m’ont presque complètement dédouané Oberwoits, désignant plutôt comme source des descentes de police et des fermetures de terrasses un mystérieux voisin que personne ne voit jamais, dont personne ne connaît le nom, ni la résidence, mais qui aurait néanmoins un pied en politique et assez de poids pour rameuter la police en force quand il estime que niveau « nuisances », ses bornes dépassent les limites. Cette rumeur semble née le soir où la police de la Zone Sud a débarqué en force au Potemkine alors que Pat Mahoney, légende new-yorkaise du néo-disco, proche de James Murphy et du label DFA, venait de déposer son troisième disque sur la platine. Le bar a été fermé dans l’heure, la moindre identité contrôlée. Le genre d’horreur qui fait fuir la clientèle à jamais. Était-ce délibéré? Si oui, qui, que, quoi, quand, pourquoi?

Quatre. Tant qu’à verser dans la parano, c’est ce même Jacques Oberwoits (MR, donc) qui, en son temps, avait chicané et rendu publique l’idée que la Ville de Bruxelles prenne à sa charge les dettes du Wood, discothèque gérée par une société visiblement déficitaire où est embarqué Carl de Moncharline (PS, pif paf pouf). Celui-ci aurait d’ailleurs menacé Oberwoits de se « mettre dans ses pattes » au moment des élections. C’est très Secret Story, tout ça, mais cela suffit à ce que pour les uns, le Potemkine soit la victime collatérale d’une guéguerre politique entre gauche et droite, un pion sacrifié; alors que pour les autres, le cas de figure tiendrait plutôt d’une faillite un peu honteuse qui pourrait être politiquement récupérée dans le but de ternir des réputations par ricochets. Rumeurs, bloody rumeurs.

Cinq. En parlant de la terrasse que le Potemkine avait installé sous la Tour, Jacques Oberwoits avançait que « la présence de cette camionnette et des chaises métalliques défigur(ai)ent l’endroit et port(ai)ent manifestement préjudice à l’esthétique des lieux ». Loin de moi l’idée de défendre le look du mobilier extérieur du Potemkine. Quand on y allait, entre amis, on disait de ces chaises qu’elles nous ruinaient davantage le cul qu’un week-end chez Freddie Mercury. Est-ce toutefois vraiment raisonnable de mettre sur le tapis l’argument esthétique, ou même temporairement illégal, d’une moche terrasse montée à l’arrache (une autorisation, ça se règle, non?) alors que le coin de la Porte de Hal collectionne depuis des années immeubles insalubres, deux parcs à crevards et des débits de boissons ultra-glauques et ultra-kitsch déguisés en ASBL culturelles pour demi-maffieux ibériques et délinquants slaves en goguette?

Six. Si la plupart des bars décriés comme repaires à bobos de Bruxelles sont généralement l’illustration d’un certain sens de la fracture sociale, je pense que Le Potemkine et ses affres symbolisent plutôt « la guerre de tous contre tous ». Un beau melting pot de folie des grandeurs, d’amateurisme, d’attentes manquées, d’effets pervers sociologiques, de zèle policier, de règlementations chichiteuses, de zim zam zoum politocrate, de sentiment d’invasion bobo… Bref, c’est ce qui a été supputé et fantasmé qui en dit vraiment long sur Bruxelles et sa nuit. La réalité des faits et des responsabilités réelles n’est que secondaire. Grotesque, merveilleux et passablement couillon, c’est quasi du Théâtre de Toone. L’essence même de notre tradition locale.

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