Le sens du rien dans l’art

Courant d'air, Ryan Gander, Cassel, 2012. © Roland Sippel/Isopix
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Malevitch, Rauschenberg, Cage, Klein, Gander, Cattelan… Face à la multiplication des foires et à la marchandisation de l’art, de nombreux artistes placent le vide au coeur de leurs oeuvres. Adrien Grimmeau, historien d’art, curateur et enseignant, y relève l’évolution de notre société, ces cent dernières années.

Vous venez de donner une conférence aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique intitulée Trois fois rien, le sous-titre en est Vides et disparitions dans l’art de 1900 à nos jours. Comment l’idée de ce sujet a-t-elle surgi? Cette thématique entretient-elle un lien avec l’actualité?

L’idée a commencé à germer lors de la précédente Documenta à Cassel, en 2012. Le hall d’entrée, l’un des lieux emblématiques de cette expo hyper attendue, était complètement vide. Un artiste, Ryan Gander, y exposait un simple courant d’air. Après un moment de rejet épidermique, l’oeuvre m’est restée. Plus récemment, le déclic est venu avec un livre de l’anthropologue David Le Breton, Disparaître de soi (NDLR: lire aussi Le Vif/L’Express du 18 janvier dernier), où il note comment, de plus en plus souvent dans notre société, des gens font un pas de côté, n’y arrivent plus, s’arrêtent. Le Breton appelle ça la blancheur, j’ai trouvé que c’était un fil rouge qui permettait de reparcourir l’histoire de l’art des cent dernières années. En art, le thème n’est pas forcément actuel, mais il recoupe une préoccupation sociétale qui l’est de plus en plus, ne serait-ce qu’avec le burn-out par exemple.

Carré blanc sur fond blanc, Malevitch, 1918.
Carré blanc sur fond blanc, Malevitch, 1918.

Vous faites remonter la disparition au début du 20e siècle? Est-ce un choix arbitraire? Y a-t-il un avant?

Il doit forcément y avoir un avant, mais le Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malévitch en 1918 apparaît comme un bon point de départ. C’est la décennie d’invention de l’abstraction, à savoir la disparition du sujet figuratif. Et la naissance de la volonté de peindre quelque chose d’à peine perceptible, voire de mental: un carré blanc qui naît d’un espace blanc immaculé, ou s’y évapore…

Qu’est-ce qui a rendu une telle oeuvre possible? De quoi est-elle le signe?

Le passage de la figuration à l’abstraction est progressif et complexe. Il croise notamment l’évolution de la recherche scientifique du début du siècle, qui traite désormais d’éléments invisibles comme les quanta ou les atomes, et la spiritualité fin-de-siècle qui se passionne pour les phénomènes inexpliqués ou des croyances occultes. L’un et l’autre nourrissent une redéfinition de la réalité tangible.

L’abstraction peut-elle se comprendre comme une volonté de l’art de faire le vide?

Un certain vide: le vide de la réalité tangible. Parce que l’abstraction donne à voir autre chose à la place. Ce n’est pas à proprement parler du vide. Mais peut-être une fuite. Une envie d’autres champs d’action. Ce qui m’intéresse, c’est que cela s’inscrit dans une époque d’industrialisation qui commence à en mesurer les effets négatifs. Emile Durkheim publie en 1897 le premier ouvrage de sociologie sur le suicide; le terme de « dépression » s’installe pour devenir progressivement la maladie du siècle…

Après les avancées des avant-gardes au début du 20e siècle, vous évoquez celles des néo-avant-gardes dans les années 60. Vous parlez d’une « décennie du vide ». Cela s’explique-t-il au niveau du contexte politique? Que se passe-t-il à ce moment-là? Comment les idées de vide et de disparition sont-elles réactivées?

Adrien Grimmeaux:
Adrien Grimmeaux: « On a tous envie d’être invisible à un moment ou à un autre. »© Stephan Dubrana

Ces deux décennies, 1910 et 1960, sont extrêmement fécondes en art. Le vide n’est qu’un des aspects de ce déploiement. Pour cette deuxième période, on peut remonter au Erased De Kooning Drawing de Rauschenberg en 1953: Rauschenberg demande un dessin à un des maîtres de l’époque, Willem De Kooning, et l’efface minutieusement, une façon de tuer le père… L’année d’avant, son ami John Cage compose 4’33, célèbre morceau durant lequel un pianiste ne joue rien pendant près de cinq minutes. A nouveau, ce n’est pas de la provocation. L’idée de faire table rase après l’inhumanité profonde de la Seconde Guerre mondiale est présente, jointe à l’expérience inquiétante de la liberté dont témoigne l’existentialisme. Henri Michaux en parle bien. Il décrit le vide comme l’aspiration à: « Aspiration à plus, à mieux, à au-delà, l’au-delà du connu, du dicible, du représentable, du pensable, de l’admirable, à l’au-delà de tout imaginable. » Forcément, pour les artistes, c’est tentant!

Quand il est question de vide, impossible d’évacuer la figure d’Yves Klein…

Bien sûr, et sa célèbre exposition du Vide en 1958 : une galerie entièrement vide, aux murs fraîchement repeints en blanc. Klein est connu pour son bleu profond, et l’expo était entourée de ce bleu: invitation bleue, couloir d’accès bleu, cocktail bleu… Le vide de l’exposition visait à faire vivre l’expérience du souvenir de ce bleu, en misant sur sa force de rémanence. Bien sûr, il y a là une dose de provocation. Mais l’idée d’un vide à percevoir ouvre la porte à toute une série d’expositions, surtout dans les années 60, qui pour une raison ou une autre, proposent l’expérience de ce vide. Récemment en 2009, le Centre Pompidou de Paris y a consacré une rétrospective, qui proposait de passer de salle vide en salle vide!

Vous identifiez une nouvelle ère du vide au début des années 90. Quels en sont les contours?

Il ne s’agit pas exactement de vide, mais de rien. Des artistes qui font un pas de côté, qui préfèrent ne pas, à l’image de Bartleby, un personnage de Herman Melville qui passe son temps à répondre aux demandes de son patron par « I would prefer not to »: « Je préférerais ne pas. » L’écrivain Jean-Yves Jouannais l’utilise comme point de départ d’un livre en 1997, Artiste sans oeuvre. Si le vide est devenu un standard de l’art contemporain; en revanche, le rien est nouveau. Il s’agit d’artistes qui ne parviennent pas. C’est là que prend place le fameux courant d’air de Ryan Gander lors de la Documenta de Cassel en 2012. La commissaire de l’expo avait placé une seule vitrine dans ce vide: elle contenait une lettre d’un peintre, Kai Althoff, qui la remerciait de son invitation à participer à la Documenta (le rêve d’une carrière pour un artiste), mais la suppliait de le libérer de son engagement. En cinq pages, il explique son incapacité. Il dit: « J’ai le sentiment que les choses qui reposent sur moi vont m’écraser. » Cette posture est terriblement actuelle.

Quelles sont les grandes figures actuelles de l’effacement?

Ryan Gander nous met sur la piste, déjà. Etant handicapé, il se déplace en fauteuil roulant, et a créé un autoportrait de lui, tombé à terre, sa chaise renversée. C’est un autoportrait dans la pire position, une situation d’échec, d’incapacité, teintée à la fois d’ironie. Cette posture est très proche d’un Maurizio Cattelan, qui a aussi travaillé sur la chute: pensez à sa sculpture représentant le Pape Jean-Paul II, écrasé par une météorite! Pendant les dix premières années de sa vie, Cattelan a passé une grande partie de son temps à ne pas exposer: sa première expo solo consistait en un simple mot collé sur la porte de la galerie: « je reviens dans cinq minutes », mais la galerie restait désespérément fermée. Une autre fois, il a fait croire qu’on avait volé toutes ses oeuvres et a juste exposé un constat de vol signé par la police listant toutes les pièces (fictives) qu’on lui aurait volées. L’idée de fuir ses obligations est récurrente chez Cattelan. Il a même engagé un double pour donner des interviews et des conférences à sa place. Bien sûr, c’est ironique, mais au-delà, chez Cattelan la peur de l’échec est très grande, un manque de confiance qui confine à la paralysie. D’une façon, le cynisme est une forme de sabotage. Dans le sillage, on peut citer aussi Julien Prévieux, qui a écrit durant des années des lettres de non-motivation, justifiant pourquoi il ne se présentait pas à telle proposition d’emploi. L’ironie et la chute font aussi partie de son travail; il n’est pas très éloigné de Gander ou Cattelan.

La thématique de la disparition est-elle le signe d’une volonté d’en finir avec la création?

Je ne pense pas. D’abord, ces artistes sont minoritaires. Je pense que ce dont parlent ceux que je pointe, c’est d’une difficulté d’être à la hauteur. Dans leur cas, c’est artistiquement, mais chacun pourra y faire un lien avec son métier ou sa vie personnelle. Je pense qu’il ne s’agit pas de ne plus créer, mais de ne plus y arriver, ce qui est différent. Et paradoxalement, en disant ça, précisément, ces artistes font oeuvre.

Des origines à nos jours, peut-on parler d’une intensification du désir de disparaître?

La disparition est plus précisément cette troisième occurrence du rien, ces vingt dernières années. Dans les années 1910, il s’agissait de quitter la représentation de la réalitéì, dans les années 60 de quitter la représentation. Cette fois, il s’agit simplement de quitter. C’est cela dont parle David Le Breton dans Disparaître de soi: « Une manière de faire le mort pour un moment. » Il cite la dépression, le burn-out, la perte de sens, de lien. Ce désir conscient ou non de disparaître est en effet de plus en plus présent dans une société de la sur-présence. L’artiste allemande Hito Steyerl y a consacré une vidéo très amusante visible sur internet : How Not To Be Seen.

Faut-il le comprendre comme un antidote contre la prolifération des biens et des personnes?

Contre la prolifération des biens, et plus probablement de la présence, du flux de présence du monde et des autres, d’une sur-stimulation qui n’est qu’images. Si vous tapez « How to disappear from » sur Google, il complètera la proposition par « the internet » ou « Facebook »… On a tous envie d’être invisible à un moment ou un autre. Est-ce un antidote? C’est en tout cas un symptôme.

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