Si tu ne viens pas à la scène, la scène vient à toi

Si tu ne viens pas à la scène, la scène vient à toi: en ces temps suspendus, les artistes (ici, la compagnie Tripotes) débarquent dans les quartiers. © Natacha Guilitte
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Pour se déconfiner, le monde du spectacle explore timidement la voie du plein air, surgissant en ville de manière inattendue ou s’invitant parmi les habitants d’un immeuble. La Roseraie à Bruxelles et Mars à Mons ont franchi le pas, avec succès.

Si certains semblent déjà prêts à s’entasser dans des avions, on a encore du mal, pour l’instant, à imaginer les salles de spectacle pleines. Mais on a plus difficultés encore à imaginer des salles remplies au tiers de leur capacité, avec des spectateurs forcés d’être clairsemés. Bonjour l’ambiance! Pour le monde des arts vivants, l’arrêt soudain, total et prolongé des activités a été difficile à encaisser. Il l’est toujours. Mais certains ont trouvé un début de parade au virus, qui nécessite de se détacher de ses habitudes: sortir de ses murs.

« Puisque les spectateurs ne peuvent pas venir dans nos salles, déplaçons la culture! Vous ne pouvez plus venir chez nous, on va venir chez vous! » lance ainsi Philippe Kauffmann, coordinateur artistique général des arts de la scène à Mars (Mons arts de la scène), institution qui gère six salles montoises, notamment le théâtre Le Manège, la Maison Folie et le Théâtre royal. Le 22 avril dernier, il écrivait dans une carte blanche, relayée sur le levif.be, son envie de changer de perspective: « Si nous osions, en ces temps suspendus, nous décentrer quelque peu, passer de la posture de victimes (même si elle est clairement légitime, le choc est brutal et chaque institution vit des moments difficiles!) à celle plus constructive de questionnement sur notre rôle en ces jours sombres? »

Ce questionnement a notamment abouti à une proposition artistique inédite: Mars en balade. « L’idée est très simple, explique Philippe Kauffmann: deux fois par semaine, un artiste débarque dans un quartier, sans annonce, et crée autour de lui une curiosité, un moment de poésie, de douceur, de tendresse. » Ce sont les accordéonistes Olivier et Loris Douyez qui ont ouvert le bal, le 14 mai, devant un immeuble de l’allée des Oiseaux. Quelques jours plus tard, le tromboniste Adrien Lambinet se lançait en solo sur la place Spira, entamant notamment, parmi un répertoire varié, le traditionnel air du Doudou. Quant à la place de la Grande Pêcherie, elle a vu débarquer les quatre percussionnistes d’AkroPercu et leurs baguettes agitées, pour un set secoué. « On a commencé par la musique mais il y aura aussi de la danse contemporaine, de la danse hip-hop, du cirque… » Pour le théâtre, la démarche est plus ardue – à cause de l’exigence spécifique au niveau sonore, notamment – mais des projets sont à l’étude, avec l’envie de vraies commandes à des compagnies, de vraies créations pour cet été. Avec l’envie, aussi, de s’éloigner du centre-ville pour surgir à Cuesmes, Jemappes… « Ça permet aussi d’aller à la rencontre des habitants, de discuter avec eux… Ça fait du bien à l’institution. »

« Bizarre de faire un concert en espérant qu’il n’y ait pas trop de gens. » Sur la photo, la compagnie AkroPercu.© DR

Cirque au balcon

Le principe de ces balades est celui du commando. « On ne convoque pas, on veut être très prudents et éviter tout attroupement », confirme Philippe Kauffmann. L’accord avec la police repose d’ailleurs sur ce système: pas de communication en amont pour ces initiatives soumises et approuvées par le bourgmestre Nicolas Martin. « C’est un peu de la schizophrénie parce qu’on est en même temps très heureux qu’il y ait du monde et très heureux qu’il n’y ait pas trop de monde non plus. Les artistes le disent eux-mêmes: c’est quand même bizarre de faire un concert en espérant qu’il n’y ait pas trop de gens. »

Du côté de la Roseraie, association consacrée au théâtre jeune public, au cirque et au théâtre de rue nichée dans un écrin de verdure à Uccle, on a envisagé les choses autrement: un spectacle a pris place dans un espace privé, le parking d’un ensemble d’immeubles situé à deux pas de la salle. « J’ai contacté la copropriété pour proposer le projet et ils ont tout de suite dit oui, s’enthousiasme la directrice de la Roseraie, Emma Van Overschelde, qui a mis sur le coup le collectif circassien issu de l’Esac Tripotes, un trio de bascule coréenne et de portés acrobatiques. Tous leurs contrats jusque fin septembre ont été annulés, du coup, les Tripotes étaient ravis de cette proposition. » Les habitants de l’immeuble ont tous reçu au préalable un petit mot dans leur boîte aux lettres: le 20 mai, à 19 heures, se déroulerait pour eux un spectacle qu’ils pourraient regarder depuis leur balcon, en restant chez eux. Et ils étaient au rendez-vous, attablés autour d’un verre pour l’apéro, certains ayant invité les voisins de l’autre façade de l’immeuble à venir apprécier, depuis un point de vue idéal, les envolées déjantées des circassiens.

Une expérience qui pourrait être consolidée, avec aussi cette idée que la culture doit se rapprocher du citoyen.

Si Philippe Kauffmann a acquis de l’expérience dans l’organisation de spectacles en espaces publics notamment grâce à Mons 2015, Emma Van Overschelde a, elle, organisé il y a une quinzaine d’années un cabaret cirque en collaboration avec la compagnie Feria Musica, qui s’est déplacé dans 24 cités sociales de la Région bruxelloise. « On installait un gradin en extérieur et on jouait deux fois par jour. Au fur et à mesure du spectacle, le gradin se remplissait. C’était vraiment très gai d’aller chez les gens, au pied des immeubles. En cette période de crise, j’ai pensé que c’était une bonne façon d’aider les artistes et de redonner une peu de spectacle autrement qu’en numérique. Moi, j’ai besoin de voir des comédiens en vrai! » A la suite de ce premier succès des Tripotes, Emma Van Overschelde est en pourparlers avec deux cités sociales d’Uccle, envisage de faire intervenir des crieurs publics dans des résidences pour seniors et réfléchit à des formes intimistes de spectacles pour le jeune public.

Cette démarche où les spectacles vont vers le public plutôt que l’inverse ne devrait pas forcément s’interrompre quand les salles rouvriront complètement. « Je pense qu’il est temps de revoir notre copie sur certains modes de production, sur certains rapports au public, avance Philippe Kauffmann. C’est peut-être aussi l’occasion de réfléchir à la hiérarchie de valeurs de ce qui constitue un bon spectacle. Pour l’instant, la boîte noire qu’est la salle de spectacle a une sorte de priorité à tous les niveaux, parce qu’on a été éduqués comme ça. A plus long terme, ces balades constituent une expérience qui pourrait être consolidée, avec aussi cette idée que la culture doit se rapprocher du citoyen. » Le chemin est défriché, il n’y a plus qu’à l’emprunter.

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