Carte blanche

La question n’est pas ce qui va nous arriver, mais ce que nous allons en faire

Ces derniers jours (et je crains que ce ne soit qu’un début), je lis, j’entends et je partage les appels aux secours du secteur culturel face au confinement et ses conséquences. Si la situation des artistes et techniciens et autres artisans de toutes corporations est bien entendu particulièrement catastrophique (du fait d’ailleurs aussi en partie de l’indifférence polie sans cesse renouvelée du monde politique – tous partis confondus – face à un « statut » qui n’en est toujours pas un) j’avoue ma frustration face à ces revendications légitimes, nécessaires, mais peut-être pas suffisantes.

Face à la crise mondiale que nous vivons, le secteur culturel est bien entendu terriblement impacté. (Et pire encore, oublié : réouvrir les magasins de bricolage avant les bibliothèques en dit long sur les priorités de notre société néo-libérale…). Mais nous sommes là – théâtres, centres scéniques, opéras, centres culturels, grands festivals subventionnés, compagnies subventionnées, orchestres – impatients de fonctionner à double rendement, et toujours soutenus par nos pouvoirs publics. Alors oui, au risque de paraître politiquement incorrect, j’ose poser la question : que faisons-nous de ce qui pourrait bien paraître un jour comme des privilèges ?

Alors, à tous mes collègues investis dans le domaine des arts du vivant, je fais une modeste proposition : si nous faisions une pause ?

Ou plutôt, si nous osions, en ces temps suspendus, nous décentrer quelque peu, passer de la posture de victimes (même si elle est clairement légitime – le choc est brutal – je ne juge personne et chaque institution vit des moments difficiles !) à celle plus constructive de questionnement sur notre rôle en ces jours sombres ?

Il y a tout d’abord l’urgence sanitaire, sociale, affective… Comment être utiles ? Des initiatives existent, mais encore rares. J’ai vu des centres culturels prêter leurs cuisines pour la préparation de soupe à des homes dépassés ; des couturières de grandes maisons théâtrales coudre des masques ou des tabliers sans relâche, des compagnies ouvrir un service téléphonique pour tenir compagnie le temps d’un appel, pour discuter, lire un poème, chanter… ou encore une structure de production soutenir financièrement les artistes dans leur créativité sur les réseaux sociaux. Sans compter les initiatives individuelles d’artistes qui font vibrer cours de homes ou cages d’escaliers de leurs mélodies.

Mais peu encore par rapport à nos moyens, financiers et humains… Ou alors peu communiquées. Comment partager les expériences et les idées ? Comment mettre nos équipes, nos équipements, nos réseaux… et notre grande créativité au service de la communauté, aujourd’hui ET demain ?

Mais il y a ensuite, au-delà de ces semaines ou mois de crise, la question essentielle de notre participation à d’autres modèles de société !

« Le seul pari viable pour réinventer le monde de demain, nous dit la philosophe Cinthia Fleury, c’est de créer du nouveau plus juste pour que demain soit simplement plus vivable. Cela implique de mettre en place de nouvelles manières de travailler, d’enseigner, de protéger la santé et la recherche.  » Comment pouvons-nous, dès aujourd’hui, avec les outils et les compétences qui sont les nôtres, participer à ce demain ?

Comment, au-delà des engagements envers les artistes et partenaires sur les saisons à venir, participer ne fusse qu’à l’esquisse des contours d’un monde habitable, et non pas simplement d’un monde rentable ? Comment contribuer activement à une nouvelle hiérarchisation des valeurs, où santé, enseignement, lutte contre la pauvreté, développement durableet culture occupent le haut de l’échelle ?

Ces questions ne sont-elles pas l’opportunité d’interroger et d’ explorer de nouvelles missions, de nouveaux rendez-vous citoyens, de nouvelles formes artistiques, de nouveaux liens avec les publics?

Comment les institutions culturelles et artistiques peuvent-elles constituer les moteurs et les remparts dont nous aurons besoin ? Car si l’art et la culture ne prennent pas leur part et se tiennent à l’écart, refusant ainsi de participer à l’écriture collective d’un nouveau contrat social, les retombées communes seront bien plus lourdes, et longues à cicatriser, que les restrictions budgétaires et sécuritaires qui bouchent aujourd’hui l’horizon et amputent la levée des imaginaires.

Et puis, entre l’urgence d’aujourd’hui et la reconstruction de demain, il y a la saison à venir… Aller à l’impression ou pas ? Signer les derniers contrats de cession ou pas ? Lancer les abonnements ou pas ? Dans ces temps difficile d’attente (mais comment pourrait-il en être autrement, nous avançons tous en aveugles, y compris nos dirigeants…), que faire ?

Et si nous osions déjà, ne fusse qu’à la marge, revoir notre copie ? Car soyons concrets : peu de chance que nos théâtres ré-ouvrent en septembre… Qui par exemple peut encore affirmer en mai 2020 que les enfants seront autorisés à venir en nombre dans nos salles obscures dans quelques mois ? Et qu’en sera-t-il des créations et accueils en soirée ? N’est-il pas urgent d’inventer AVEC les artistes d’autres formats, d’autres fictions, qui pourraient être vécues dans les cours d’ écoles, les centres sociaux, les prisons, les places publiques, les parcs, les balcons?

Ne faudrait-il pas, dans toute la mesure du possible que ce qui était programmé pour d’excellentes raisons et devait être annulé puisse s’effacer provisoirement – ou se réinventer, partiellement, et en tout cas faire placeà cet imprévu qui surgit ?

Car si notre secteur et nos artistes complices n’arrivons pas à être inventifs et créatifs, d’inventer des nouveaux usages, qui le sera ?

Ces quelques mots ne se veulent pas polémiques mais écrits comme une bouteille à la mer (que je me sens seul derrière mon écran !). Ils sont un simple appel à ce qui nous réunit, tous, dans nos divergences de taille, de statut, de couleur philosophique : notre croyance absolue dans le rôle de l’artiste et de la culture comme ciment social et espace essentiel pour réfléchir et inventer un monde plus humain.

On fait comment ?

Philippe Kauffmann

Agitateur culturel.

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