Scènes: se montrer pour exister

© BEATA SZPARAGOWSKA
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Avec la crainte d’une fermeture des salles prolongée jusqu’à l’été et des aides annoncées qui tardent à venir, les arts de la scène s’organisent pour éviter que les spectacles mort-nés ne se multiplient. Mais l’embouteillage est bien réel.

Mons, un mardi soir de janvier, 19h45. Vu de l’extérieur, le théâtre Le Manège semble fermé. Ce n’est pourtant pas le cas: quelques minutes plus tard, une quarantaine de programmateurs débarquent. Ils viennent d’assister à deux sorties de résidences présentées à la Maison Folie, celle de Tout/Rien du circassien Alexis Rouvre et Dehors est blanc de la compagnie de danse Tumbleweed. Là, ils enchaînent avec Stanley, la nouvelle création de Simon Thomas qui, sans le confinement, aurait dû connaître sa première ce soir-là. Ce ne sera pas une première, mais une « première première », réservée à des professionnels assis à bonne distance et priés de ne s’attarder ni dans la salle ni dans le hall après la représentation.

Ils ne sont pas venus pour rien. Stanley, inspiré d’un… jeu vidéo (The Stanley Parable), s’avère être un objet scénique unique en son genre, drôle et métaphysique, porté magistralement par un Clément Thirion seul en scène. Pour son auteur et metteur en scène Simon Thomas (Should I Stay or Should I Stay, Char d’assaut), cette représentation à guichets fermés permet « d’avoir au moins l’impression qu’une étape a été franchie ». « J’ai eu l’idée de Stanley il y a cinq ans, explique-t-il. Certains paramètres de production ont fait que la création a été reportée une fois, puis une deuxième fois d’un an et une troisième à cause du coronavirus. C’est difficile de se mettre en joie et au travail sans perspective. Et puis, en tant qu’artiste, dans un secteur ultracompétitif, il faut tout le temps être visible, montrer qu’on est actif, présent. »

C’est difficile de se mettre en joie et au travail sans perspective.

Cette présentation pour pros est loin d’être un cas isolé. Chaque semaine, les programmateurs reçoivent des propositions de visionnements, organisés parfois l’après-midi, parfois en tout début de soirée, pour éviter les tracas du couvre-feu. S’il ne sait pas encore si sa « première première » aboutira à d’autres dates, Simon Thomas a la confirmation que Stanley sera repris quoi qu’il arrive par Mars (Mons arts de la scène) et l’Atelier 210, à Bruxelles. Mais d’autres spectacles n’ont pas cette chance. Avec la crise qui s’allonge et l’accumulation des reports, Saule, pieds nus dans les aiguilles, écrit par Violette Léonard et porté par Le Rideau, n’a pas la garantie de pouvoir être recasé. Ses quatre représentations données chacune pour quinze professionnels au Marni s’apparentent à un ultime espoir d’exister un jour pour un vrai public. Presque un baroud d’honneur.

Comme Saule, pieds nus dans les aiguilles (page de gauche) ou Stanley, bien des créations vivent aujourd'hui à l'heure des reports et des reprogrammations incertaines.
Comme Saule, pieds nus dans les aiguilles (page de gauche) ou Stanley, bien des créations vivent aujourd’hui à l’heure des reports et des reprogrammations incertaines.© HICHEM DAHES

Des discours et des actes

« Le bouchon causé par les reports est dramatique et chacun y va de sa persuasion envers les programmateurs. Mais ceux qui viennent voir nous disent qu’il ne faut rien espérer avant 2023 », déclare Thibaut Nève, cofondateur des compagnies ChériChéri et Gazon-Nève. Il déplore aussi le fait que, depuis le 3 juillet dernier, en dehors des bourses Un futur pour la culture, plus aucune aide n’a été versée aux théâtres et aux compagnies. Le 17 décembre, un communiqué annonçait pourtant que la ministre de la Culture Bénédicte Linard consacrait 34 millions à un plan de soutien global dans le cadre de la deuxième vague de Covid. A l’heure d’écrire ces lignes, « aucun formulaire, aucune procédure n’ont été établis », souligne Thibaut Nève. « Pour l’instant, il y a un écart énorme entre les discours et les actes. On promet d’agir en urgence mais rien ne se passe. Alors, on se retrouve tous à se regarder dans le blanc des yeux et à se demander qui s’endettera le premier. Je dois dire à des artistes que je ne peux pas les payer pour un travail que je leur ai promis il y a deux ans, parce que je n’ai pas un compte d’épargne personnel qui me permette de pallier ces manques. »

Car au bout de la chaîne, ce sont les artistes qui encaissent. Certains ont déjà baissé les bras. « Je connais des danseurs qui sont devenus livreurs parce qu’ils doivent manger », confie Caroline Vermeulen, manager de la compagnie ZOO/Thomas Hauert. Preuve d’une certaine solidarité qui persiste, elle et cinq autres responsables de bureaux de production bruxellois (Arts Management Agency, Caravan Production, Entropie production, Hiros et workspacebrussels) proposent depuis le printemps 2019 des sessions Open Office, en anglais, gratuites et ouvertes à tous, pour conseiller et partager leur expérience avec des artistes en manque de soutien. « Dans notre domaine, la catégorie actuellement la plus à risque, ce sont les artistes, relève Alessandra Simeoni, de Caravan Production. Au nom de la situation économique, certains théâtres nous demandent d’accepter des tarifs moins élevés, mais nous refusons d’accepter que ce soit aux artistes de payer le prix de la crise. Il y aura des tensions à ce niveau-là. Il y en a déjà, c’est inévitable. » Le corona ne laissera pas les arts de la scène indemnes. Il faudra un soutien politique fort pour limiter l’hémorragie.

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