Faire culture malgré tout: « Notre combat, maintenant, c’est de survivre »
StillStanding For Culture porte les revendications d’un secteur culturel oublié de la gestion politique de la crise sanitaire. Et organise, du 30 avril au 8 mai, une vaste action impliquant une centaine de lieux et organismes culturels qui rouvriront pour l’occasion.
Samedi 24 avril. À l’heure d’entamer une interview par Zoom avec trois représentants du mouvement StillStanding For Culture, c’est un peu la soupe à la grimace. Et pour cause: la veille au soir, le Comité de concertation (Codeco) a, une fois de plus, douché les (maigres) espoirs du secteur culturel. Si la ministre Bénédicte Linard a fort diplomatiquement évoqué « une occasion manquée« , le ton est plus amer au sein du collectif: « Le Codeco spécial culture n’a manifestement pas entendu notre message, commence Isabelle Jans. Il n’a ni donné des perspectives pour les festivals d’été qui en avaient vraiment besoin pour savoir sur quel pied danser, ni permis de reprendre ce qu’on réclame depuis toujours au niveau de StillStanding: garantir l’accès à la culture en tout temps, quitte à adapter bien sûr les protocoles en fonction de la situation sanitaire. Et de poursuivre: « On ne va pas toujours se répéter, mais nous avons des protocoles efficaces, les salles sont sûres, et les spectacles en plein air aussi a fortiori. Le Codeco a juste confirmé que l’on pouvait organiser des spectacles pour 50 personnes en extérieur, ce qui avait déjà été dit une semaine plus tôt dans le plan « plein air ». C’est comme si cette semaine n’avait servi à rien, puisque tout ce qu’ils ont avancé d’autre est soumis à des paramètres épidémiologiques. Ils ont refusé de nous donner des perspectives pour la suite. Mais nous, on considère plus largement que l’on n’aurait jamais dû être fermés, qu’on ne devrait jamais être sans culture et qu’il faut trouver un autre équilibre entre les secteurs de manière à ce que tout le monde puisse au moins travailler, exister. »
« Le gouvernement semblait avoir compris la nécessité de passer en gestion des risques par activité, situation par situation, mais on ne voit rien venir, enchaîne Clément Manuel. La culture est au bout de la chaîne, rien n’a changé. On est les oubliés, le secteur à être le plus tributaire des chiffres. Il y a un acharnement contre la culture: quand on produit des propositions sensées, avec des normes de sécurité sanitaire qui fonctionnent et qui sont en place dans certains pays comme l’Espagne ou le Luxembourg, on nous parle encore de tests. Mais à quoi bon en faire, alors qu’on sait que ça marche? C’est vraiment exaspérant de constater que le modèle de société en cours est un modèle qui aggrave les inégalités. » Sentiment que résume Stéphane Menti en une phrase: « C’est toujours le même socle qui est protégé: les entreprises, les multinationales. Le reste, finalement, ce sont des variables d’ajustement. »
C’est toujours le même socle qui est protégé: les entreprises, les multinationales. Le reste, finalement, ce sont des variables d’ajustement.
Stéphane Menti
Un collectif en mouvement
« La culture n’est pas une variable d’ajustement!« : c’est précisément le titre de la carte blanche publiée en décembre dernier à l’initiative du cinéma Nova et signée par 700 organisations artistiques et socio-culturelles qui, non contente de questionner le sort réservé à la culture dans la gestion de l’épidémie de Covid-19, sonnera aussi le réveil de StillStanding. Le collectif est né quelques mois plus tôt, au printemps 2020, lors du premier confinement, sous la forme d’un rassemblement de circonstance issu des fédérations professionnelles et bientôt élargi. « On sentait déjà les prémices de la catastrophe arriver, explique Clément Manuel. C’est un rassemblement d’individus qui se sont positionnés et ont dit: « Maintenant, ça suffit, il faut montrer qu’on résiste, qu’on est présents, qu’on est là. » D’où le nom StillStanding. Comme son nom ne l’indique pas, c’est un collectif qui est en mouvement: rester debout dans une période comme celle-ci demande beaucoup d’énergie. Et c’est un collectif dont la composition évolue tout le temps. Il n’y a pas de leader, de pilier, mais ça reste très solide. Et puis, StillStanding n’est pas une fédération, mais certains membres de fédérations en font partie, avec aussi et surtout des individus. » Sa force, la plateforme la tire d’ailleurs de sa diversité et de sa représentativité, accueillant artistes, programmateurs et programmatrices, comédiens et comédiennes, auteurs et autrices, musiciens et musiciennes, cinéastes, producteurs et productrices, photographes, danseurs et danseuses, techniciens et techniciennes, étudiants et étudiantes, opérateurs et opératrices culturels, directeurs et directrices d’institutions, liste non exhaustive de personnes ayant envie que « la culture existe et continue à être considérée« .
Rester debout dans une période comme celle-ci demande beaucoup d’énergie.
Clément Manuel
Des choix idéologiques
À l’époque de la création du collectif, il y a déjà urgence culturelle, et les revendications initiales portent sur le maintien des subventions et les droits sociaux, ces derniers étant d’ailleurs, le 25 juin 2020, au coeur de la première action organisée par StillStanding: une performance se déroulant simultanément dans onze villes belges pour dénoncer la paralysie du secteur. « On a obtenu une partie de ce qu’on demandait en termes de droits sociaux, puis tout le monde a plus ou moins commencé à retravailler de mi-juillet à fin octobre« , rappelle Isabelle Jans. Un élan auquel le second confinement, dont nul n’imaginait encore qu’il serait appelé à s’installer dans la durée, porte toutefois un violent coup d’arrêt, laissant la culture dans les cordes. La carte blanche de décembre vient donc battre le rappel des troupes: le 16 janvier, la plateforme organise, place de la Monnaie à Bruxelles, le non-spectacle politico-artistique Ceci n’est pas un spectacle, pour manifester contre une fermeture des lieux culturels qui s’éternise -c’est, du reste, jusqu’au terme « culture » qui se voit gommé des discours politiques. Et puisque le secteur est toujours en péril, les actions se multiplient ensuite: à l’appel « On fait culture! » du 20 février succède celui du 13 mars, date anniversaire du premier confinement, qui met l’accent sur le lien social, appelant à une gestion de l’épidémie qui répartisse le poids des mesures sur l’ensemble de la société, histoire de souligner aussi que le « modèle » travail-école-magasins et couvre-feu « n’a rien d’une évidence ni d’une fatalité« .
Avec le temps, les initiatives n’ont pas seulement gagné en ampleur et en visibilité, leurs objectifs ont aussi sensiblement évolué: « Quand on a commencé, notre première mission, c’était de protéger les travailleurs et travailleuses précaires de notre secteur, souligne Stéphane Menti. Puis, suite au deuxième confinement, on a évolué vers une nécessité de solidarité et de justice sociale, à savoir préserver et continuer la mission d’intérêt public que porte le secteur culturel. Ce qui était déjà là dès le premier confinement et qu’a confirmé le second, c’est que le secteur culturel n’a plus de place actuellement dans l’espace public. Cette évolution est aussi portée par ce qu’on traverse: ça fait six mois qu’on est fermés, on est restés fermés neuf mois sur les treize derniers. Notre combat, maintenant, c’est de survivre, que la culture continue à avoir une place et un rôle dans le monde qui est en train de se construire. Si on l’accepte, et nous essayons de faire en sorte que ce ne soit pas le cas, on va vers un monde extrêmement inquiétant, où des pans entiers de la société, des métiers sont en train de disparaître. Ce qu’on essaie de comprendre, et contre quoi on s’emploie à lutter, c’est l’acharnement dont est l’objet le secteur culturel. On n’aurait pas pu dire ça au tout début, parce qu’il y avait une situation inédite, et on ne faisait pas encore le procès de mauvaise foi à nos gouvernants, mais là, on le fait concrètement: les choix qui sont faits sont des choix idéologiques. »
Notre combat, maintenant, c’est de survivre (…) on va vers un monde extrêmement inquiétant, où des pans entiers de la société, des métiers sont en train de disparaître.
Stéphane Menti
Désobéissance civique
C’est dans ce contexte que le rassemblement s’apprête à poser un nouveau geste fort pour se faire entendre, le plus spectaculaire à ce jour. StillStanding#5 se déroulera en effet du 30 avril au 8 mai prochains, et associera une centaine de lieux et d’institutions qui, bravant l’interdiction gouvernementale, rouvriront leurs portes au public et organiseront des activités culturelles, dans le respect des protocoles sanitaires (1). Avec l’espoir de faire enfin bouger les lignes, à travers une action à déclinaisons multiples ressemblant, en définitive, plus à de la désobéissance civique que civile. « Ça fait six mois qu’on attend. Nous avons été solidaires et patients, mais on ne voit pas en quoi la situation sanitaire est en lien avec le traitement dont souffre le secteur culturel, reprend Stéphane Menti. On sent bien que c’est idéologique, et qu’il y a un mouvement général qui était lancé bien avant cette crise, avec une paupérisation de la société, et un marché qui affaiblit de plus en plus l’État. On questionne ce mépris et le fait qu’on nous renvoie autant cette absence d’écoute et de considération. La question de comment continuer se pose donc: tout ce qu’on fait depuis un an est de plus en plus suivi, StillStanding est passé d’actions symboliques à un hashtag repris par énormément de personnes, mais on n’en voit pas les conséquences sur les politiques appliquées, ou sur le Codeco. Donc, à chaque fois, on réfléchit, et on se questionne sur la suite de nos actions. Ce n’est pas une question de désobéissance civile, mais au contraire de responsabilité, et de comment renforcer notre système démocratique en Belgique, qui est critiquable en soi. La question n’est pas de désobéir, mais plutôt de se faire entendre. » « Si le résultat du Codeco avait été différent, ça aurait pu être une ouverture normale et pas une action politique, renchérit Clément Manuel. Aucune de nos actions ne ressemble à la précédente: on s’adapte progressivement à des demandes, des décisions, des injustices. Demander la réouverture des lieux comme on le fait maintenant n’aurait pas eu le même sens avant. » Cette réouverture des salles dont, pour mémoire, certains experts, l’épidémiologiste de l’ULB Yves Coppieters en tête, ont dit qu’elle aurait déjà pu survenir en janvier.
Quant à l’impact attendu de cet acte V? « Il n’y a pas d’autre objectif que de faire notre travail, faire culture, porter le débat puisque nous sommes persuadés que c’est à la fois nécessaire et possible, observe Isabelle Jans. Il y a un moment où on ne peut plus les attendre. Par contre, StillStanding, c’est une action, pas une vraie réouverture. Ça reste petit par rapport à ce que devrait faire la culture si elle pouvait rouvrir. Même si c’est massif comme soutien et comme engagement, et que ça n’a rien de négligeable dans le contexte actuel, ça reste très peu en termes de volume d’action et de travail. Dans les arts de la scène comme dans le cinéma, il va y avoir embouteillage de créations et de films qui ont été tournés. Et donc, un télescopage terrible qui va se résorber, peut-être, en deux-trois ans. Il y a aussi toute la question des tournées à l’international: comme on est un petit pays, on a énormément de revenus, pour les artistes et les techniciens, qui viennent de l’international. La paupérisation est là pour durer. Il va falloir que les droits sociaux exceptionnels qui sont reportés de trimestre en trimestre perdurent même si l’activité reprend… » Porteur d’un message rassembleur et d’une parole commune, le mouvement StillStanding serait-il, par la force des choses, appelé à durer? Élément de réponse sur son site, cette fois: « StillStanding n’a pas vocation à s’instituer dans le long terme… Mais l’évolution de la situation politique l’amène à préparer déjà de prochaines actions. »
(1) On trouvera la liste des lieux et organisations participants, ainsi qu’un agenda des activités proposées sur le site www.stillstandingforculture.be
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