Critique scènes: Des Forteresses faites de petits cailloux

Des Forteresses © Agnès Mellon
Nicolas Naizy Journaliste

Dans Les Forteresses, le metteur en scène franco-iranien Gurshad Shaheman convoque sur scène sa mère et ses deux tantes. Une traversée unique par la parole de l’histoire des femmes, de leurs combats et de l’Iran.

Au théâtre, l’expérience temporelle est indispensable pour apprécier certains spectacles. Si la durée annoncée d’une proposition peut rebuter au premier abord, la vivre comme spectateur s’avère souvent au final une expérience indispensable. On en ressort avec ce sentiment profond d’avoir vécu quelque chose d’unique, d’avoir assisté à un partage de vécu qu’un film ou de la musique enregistrée ne peut procurer. Et force est de constater que Gurshad Shaheman aime prendre le temps. Tout comme il aime le chiffre trois. Dans Pourama Pourama, l’acteur et metteur en scène découpait son existence selon un triptyque nomade de trois heures, de son enfance avec son père ingénieur près de la frontière irako-iranienne aux méandres de sa vie sexuelle et sentimentale, en passant par son arrivée en France avec sa mère. Au fil d’une mise en scène épurée et inventive, distance et intimité y étaient les variables d’une narration profondément touchante.

Des ingrédients que l’on retrouve dans Les Forteresses, mais où l’artiste n’est plus au centre de l’histoire. Un trio donc. Shaheman a longuement interviewé sa mère et ses deux soeurs, sur leur enfance dans une famille iranienne nombreuses et progressiste, la fin du régime du shah, la désillusion de la révolution, la dictature intégriste. Pour les jeunes filles qu’elles furent et les femmes qu’elles sont, la grande Histoire est le moteur de parcours individuels tous différents malgré l’amour qui les lient. L’affection d’une grand-mère, les mariages arrangés, les études empêchées, le quotidien conjugal compliqué, la maternité heureuse, l’exil inévitable pour certaines d’entre elles. Tout raconter viendrait briser l’effet du cheminement que le spectacle dans son dispositif et son récit impose, trajet qui subjugue au final.

Des Forteresses
Des Forteresses© Agnès Mellon

Reines de leur vie

Plaçant leurs récits à la première personne au centre de sa mise en scène, les entremêlant durant trois heures sur un plateau où les protagonistes en chair et en os se baladent entre des divans improvisés recouverts de tapis persans sur lesquels peuvent venir s’installer une partie du public, l’artiste associé aux Tanneurs convoque une parole, certes réécrite, mais authentique. Il la rend d’autant plus captivante en la confiant à trois comédiennes-interprètes -les trois héroïnes sont persophones-, chacune à la voix posée et intense, déroulent le fil d’une de ces existences. Confidence et pudeur, doutes et convictions se lovent dans une ambiance sonore et lumineuse conçue comme le papier précieux sur lequel s’écrit ces histoires. Tantôt spectateur, tantôt complice, il laisse le trio prendre possession de la scène, celui-ci rejouant des saynètes de souvenirs -de quoi apporter une pincée de légèreté dans des récits parfois durs- ou chacune posant simplement immobile sous un projecteur. Mais aussi bien dans la pénombre de leurs combats que dans la lumière de leurs victoires sur l’adversité, le metteur en scène fait d’elles les reines de sa vie, les reines de leur vie.

Cette mère et ses deux soeurs se sont construites au gré de petites parties gagnées contre l’extrémisme, la discrimination à l’égard des femmes, la déconvenue. Des forteresses bâties de petits cailloux, comme le rappelle l’une des chansons d’amour iraniennes, qui viennent ponctuer les trois chapitres du spectacle. Le fils et neveu devient alors le chanteur d’un karaoké tendre, nostalgique et cocasse. Hommage est ainsi rendu à trois personnes qui comptent profondément dans sa vie, à une sororité reconstruite, à une fierté et une liberté conquises à force de volonté. Une odyssée familiale conçue dans le bonheur du partage et de la transmission, que l’on traverse autant les larmes aux yeux que le sourire aux lèvres.

Les Forteresses, de Gurshad Shaheman. Jusqu’au 9 octobre au Théâtre les Tanneurs, Bruxelles. www.lestanneurs.be

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