Emmanuelle Béart brise le silence sur l’inceste dans un documentaire poignant

© National
Nicolas Bogaerts Journaliste

Emmanuelle Béart se livre en compagnie d’autres victimes d’inceste dans Un silence si bruyant, documentaire choral poignant et nécessaire. Un plaidoyer vibrant pour un changement de paradigme intime et collectif.

En France, d’après la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, 160 000 enfants sont victimes d’inceste chaque année, 5,5 millions d’adultes l’ont été dans leur enfance. Peu de chiffres circulent en Belgique, mais les associations du pays estiment que dans chaque classe, entre deux et trois enfants sont concernés. On reste sans doute en deçà d’une réalité qui, depuis les prises de parole post-#MeToo et le livre de Camille Kouchner, La Familia grande, révèle son étendue. Devant la caméra d’Anastasia Mikova (Woman avec Yann Arthus-Bertrand en 2019), Emmanuelle Béart part à la rencontre d’autres victimes, comme elle, d’inceste durant l’enfance. Deux femmes, un homme et une petite fille. Le résultat, évoqué ci-après par l’actrice et la cinéaste, est bouleversant, limpide, d’une absolue utilité publique et témoigne de l’urgence qu’il y a à écouter ce qui se tapit dans les silences.

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Vingt-quatre ans après L’Inceste de Christine Angot, trois ans après La Familia grande de Camille Kouchner, la prise de parole est encore un parcours de combattant?

Emmanuelle Béart: Le traumatisme de l’inceste relève tout autant de ce qu’on vit que de la façon dont il peut disparaître du récit de sa vie, du récit familial et sociétal. Le but premier de ce film est de dire: je vous en prie, entendez le tragique de ces vécus, les répercussions physiques et psychiques, durables et effroyables. C’est une vérité qui dérange tout le monde: la famille, la société, le système judiciaire. On fait chier quand on prend la parole. Je pensais au départ créer avec ce film un espace de pensées collectives, et ne pas m’y inscrire. Très vite, par honnêteté intellectuelle, j’ai senti que ma place était au milieu des témoins. Il y a un effet miroir, des mots qu’ils emploient et qui me frappent. Au final, on a tous et toutes des points communs et c’est ce cercle vertueux de parole qui, par contamination, peut briser d’autres silences.

Anastasia Mikova: Dès le premier jour de tournage, ça a été une évidence: ça allait être un film choral. Ce sont des personnes qui parlent ensemble de l’inceste, de tout ce qu’il peut représenter à différentes étapes de la vie et dans différentes couches de la société.

E.B.: Ce qui a de plus beau, c’est de se faire écho les uns aux autres. Chacun et chacune ont une histoire unique, qui ne ressemble à aucune autre et qui compte, qui doit être écoutée jusqu’au bout.

La révélation de l’inceste bouleverse l’ordre social sur lequel se fonde la société?

E.B.: Il faut comprendre la dimension culturelle de l’inceste, un acte rendu possible parce qu’il est toléré par une série de cercles de silences, intime, familial, sociétal et institutionnel. Nous sommes dans une société qui ne protège pas ses enfants, qui ne prend pas leur parole en compte. C’est un problème de politique publique qui concerne la Santé, l’Intérieur, la Justice, et qui révèle leurs défaillances. En France, seulement 3% des plaintes aboutissent à une condamnation. Il y a une complicité implicite de la société et de son modèle patriarcal. C’est très bien d’écrire des livres, de faire des films, mais il faut que les politiques publiques prennent le relai, que s’ancre dans le réel une conscience du drame qui se joue.

L’inceste par les hommes est celui le plus répandu. Mais cet ordre patriarcal que vous mentionnez ne renforce-t-il pas aussi la difficulté de nommer l’inceste maternel?

E.B.: On a l’image du père tout-puissant, de l’homme qui commet l’inceste en tout impunité. La mère étant, dans l’imaginaire, cantonnée à son rôle de “bonne mère”. Pour Anastasia et moi, c’était extrêmement important qu’un homme prenne la parole parmi les témoins: Joachim désigne père et mère comme agresseurs. Et une des premières voix qu’on entend dans le documentaire dit: “J’ai été violée par ma mère”. Il y a en réalité une incompréhension de l’acte en lui-même. Il ne s’agit pas tant d’une pulsion sexuelle pathologique. Il y a surtout un désir de dominer, d’écraser le plus faible, d’imposer un pouvoir sur lui, presque une jouissance à le nier. C’est une forme d’asservissement. Nous sommes dans une société patriarcale qui est totalement fascinée par la domination, le pouvoir et cela s’inscrit aussi dans l’inceste. Il est crucial de dire qu’il ne s’agit pas simplement d’exceptions pathologiques, et de comprendre les mécaniques globales à l’œuvre, qui font des ravages absolus sur les enfants et les futurs adultes.

Au cœur du documentaire, Emmanuelle dit: “Je suis l’auteur du silence autour du viol dont j’ai été victime”. Comment comprendre cette phrase?

E.B.: Ça prend un temps considérable de se parler à soi-même, de s’accorder le droit de savoir, de formuler ce qu’on a vécu. C’est extrêmement violent déjà, de soi à soi. Face aux autres, à la famille, à la justice, c’est encore une autre forme de menace: comment faire entendre quelque chose que j’ai eu tellement de mal à penser moi-même, à des personnes qui ne l’ont pas vécu?

A.M.: Dans le fond, ce qu’Emmanuelle a voulu dire c’est qu’à travers elle, c’est toute la société qui favorise ce silence, qui fait en sorte que la parole ne puisse pas exister. J’ai été bouleversée par la scène où Emmanuelle parle avec une petite fille abusée elle aussi: c’est un boucle bouclée, une réconciliation si belle. Cette petite fille s’est tenue face à son père dans un tribunal, envers et contre toutes les entraves posées par la justice. Et ça a été cathartique, un message d’espoir et de courage. Que toutes celles et ceux qui ne peuvent pas trouver la force de parler ne désespèrent pas: c’est un cheminement de vie.

Un silence si bruyant, un documentaire d’Emmanuelle Béart et Anastasia Mikova. Mercredi à 20 h 20 sur La Une.

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