Pourquoi le paranormal cartonne-t-il dans les séries?

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Nicolas Bogaerts Journaliste

En s’emparant de parapsychologie ou de paranormal, les séries de tous bords nous murmurent-elles des souffrances encore indicibles? Ferments d’enquête, de Twin Peaks à Constellation à venir sur Apple TV+.

Thrillers, enquêtes policières, récits initiatiques se parent depuis longtemps de paranormal ou de parapsychologie, avec une savante dose d’horrifique. Dernier avatar de cette dynamique, Constellation (lire la critique ici) explore sur Apple TV+ le changement de rapport au réel et le deuil que traverse une femme astronaute après son retour sur Terre. La série avec Noomi Rapace et Jonathan Banks enveloppe des questions intimes, la perte, le deuil, le rapport à la vérité, dans une trame surnaturelle et légèrement SF. Dans la fiction télé, le dialogue entre le rationnel et l’irrationnel consolide une tradition qui plonge dans les années de la guerre froide (La Quatrième Dimension, Au-delà du réel), et imprime les angoisses d’un monde qui entrevoit la possibilité de sa fin. Et tente d’en arracher le non-dit.

Si, de l’autre côté du spectre, la fantasy joue avec les archétypes, le surnaturel et le parapsychologique explorent les zones enfouies, les maux individuels ou collectifs. Au carrefour de la science, de la magie, du spiritisme, du folklore, et d’un intérêt flottant pour la psychologie, s’extraient des séries composées comme des cryptogrammes de la psyché. Là, s’érigent les démons, les monstres, les projections, paravents des dominations, des mensonges, des traumas, des afflictions (à soi, à son environnement). Twin Peaks, Millennium, True Detective, The Servant, La Trêve ou les plus récents Stranger Things, The Outsider, Yellowjackets, The Crowded Room ou Constellation (lire la critique) donnent l’impression que désormais cet ingrédient est indispensable à la recette d’un certain succès.

Twin Peaks, où tout commence

Alors que s’effondre le mur de Berlin, bouleversant l’équilibre du monde, David Lynch tourne Twin Peaks, une série qui va installer, dès 1990 et pour longtemps, les canons du thriller noir et policier: une disparition, une communauté déchirée, des vérités qui dérangent, l’incursion du paranormal et d’une entité menaçante et vagabonde (Bob). Les mystères, l’étrangeté qui se dégagent de Twin Peaks tiennent à son bestiaire de personnages atypiques et freaks, ainsi qu’à ses éléments (sur)naturels pas toujours expliqués. Une dimension mystique tout à fait inédite à la télévision, et qui nourrit une peur nouvelle, addictive chez les téléspectateurs. La série de Lynch et Frost a inauguré un cycle où la nature est figurée comme une entité agissante: une dynamique que l’on retrouve dans le thriller noir danois Jordskott, dans les prémices de Dark, dans le naturalisme mystique de Top of the Lake, dans l’étrange mal, ressuscité du permafrost dégelé, qui frappe les habitants de Fortitude.

Twin Peaks
Twin Peaks © getty

Dès le début des années 90, le surnaturel fantastique a installé sa présence dans la durée et la constance. Après le succès de Twin Peaks ont suivi X-Files et Millennium, dont les succès ont porté le paranormal dans le quotidien du mainstream. Mais plutôt que de favoriser l’éclosion du fantastique pour lui-même, l’élucidation du mystère mène chez Lynch à une réalité, toujours beaucoup plus triviale: l’assassin de Laura Palmer est dans sa maison. Le tabou d’une réalité trop pénible crée l’entité Bob, le monstre, pour permettre d’accepter une logique introuvable parce que trop évidente. Comme le dit l’agent Cooper, figure du détective tourmenté, par ailleurs motif inamovible du genre: “Est-il plus facile de dire que Bob existe ou qu’un père a tué sa fille?

Le vrai détective

Dans son formidable ouvrage L’Enquête infinie, paru aux PUF en 2021, l’essayiste et exégète culturel Pacôme Thiellement nous rappelle qu’Edgar Allan Poe, avec son récit Double assassinat dans la rue Morgue invente en 1841 le personnage du détective: “C’est le chevalier Auguste Dupin, jeune Français oisif et impécunieux, ne sortant que la nuit (…). Dupin est de ceux qui “raffolent des énigmes, des rébus, des hiéroglyphes”. Il déploie dans chacune des solutions“une puissance de perspicacité qui, dans l’opinion vulgaire, prend un caractère surnaturel”.” Cette forme de “conte de ratiocination” contamine la structure de la première saison de True Detective, les monologues de Rustin “Rust” Cohle (Matthew McConaughey) et le dénouement de l’enquête qu’il mène avec Martin Hart (Woody Harrelson). La pression du surnaturel subsiste tant que le détective patauge dans l’inexpliqué… ou l’excès de drogue. En outre, l’alchimie singulière de la première saison de True Detective plongeait la trame policière dans une Amérique gothique, white trash et transpirante, en proie à ses grands démons, ses hantises et ses morbidités. Très discutée en ce moment, la quatrième saison, qui donne un léger coup de vieux aux tirades de McConaughey et à la manière de Nic Pizzolato de filmer les corps féminins et les emportements virils, renoue avec l’élément surnaturel et horrifique, symbolique. Au milieu de l’Alaska à la frontière d’une civilisation dont la sauvagerie n’a rien à envier à celle qu’elle projette sur les autres éléments du vivant, la disparition multiple que les policières Liz Danvers (Jodie Foster) et Evangeline Navarro (Kali Reis) tentent d’élucider est jalonnée d’irruptions de terreur, de fantômes et de spectres qui les hantent. Mais au bout de l’horreur, l’origine du crime révèle, comme dans Twin Peaks, un tabou qu’il était plus que temps de mettre au jour.

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Les mondes isolés

Dans les climats froids ou les régions forestières isolées, les conditions extrêmes semblent taillées pour ce type de récits. Car on y joue avec les frontières de l’inhumanité. Dans l’irrésistible Yellowjackets, les membres de l’équipe de foot féminine dont l’avion s’écrase en 1996 au milieu de nulle part, doivent se battre contre les éléments naturels et surnaturels, aux frontières du folklore. Et dans le présent, plusieurs années plus tard, elles affrontent rancunes, chantage, meurtre ou addictions. Activité paranormale ou ingestion de substances hallucinogènes? La ligne est toujours fine au cours de deux saisons qui s’avancent comme une métaphore des multiples traumatismes de ses personnages et de la difficulté de les communiquer.

Les serial killers, qu’ils soient possédés par des entités (The Outsider), ou investis de missions millénaristes (Millennium) s’attaquent, de leur côté, le plus souvent aux personnes fragilisées: enfants, adolescentes maltraitées, personnes esseulées ou marginales. Ils sont les symptômes d’une “pandémie de solitude et de détresse individuelle”, pour reprendre les mots de Pacôme Thiellement, et d’un manque généralisé d’empathie. La dépression, la solitude ou le chagrin habitent les victimes désignées du Monde à l’envers ou de Vecna dans Stranger Things. Dans Servant, la tristesse insurmontable de la perte d’un enfant, les objets transitionnels employés pour tenter d’y remédier sont des interstices dans lesquels la terreur et le surnaturel se manifestent. Dans le récit imaginé par M. Night Shyamalan comme dans celui construit par Peter Harness pour Constellation, les hallucinations consécutives au trauma ouvrent les portes entre le monde des vivants et des morts, cachent des rapports de force jusque-là inavouables.

Réalité alternative

L’incursion du surnaturel dans de multiples genres n’est pas une nouveauté en soi. Elle fait partie des cycles qui amènent au devant de nos préoccupations, durant un temps, les problématiques des marges, des zones inexplorées de la psyché (souvenirs, craintes, cauchemars, maltraitances, crimes) dans un mouvement qui se nourrit de rupture et d’éternel retour, de perte et de résurgence. Les inquiétudes liées à une époque vécue comme sombre ou menaçante rouvrent grand la porte à des récits où les vivants côtoient les morts (qu’ils soient fantômes ou victimes au centre d’une enquête), où s’enlacent les espaces-temps, où l’anormal, le bizarre, l’inexpliqué et le déroutant prennent toute leur place. S’y déploient des énigmes invraisemblables pour comprendre un présent auquel il devient de plus en plus difficile, mais impératif, de trouver un nouveau sens. Nous vivons un moment marqué par un rapport trouble et complexe au réel, souvent confondu avec les fantasmes, les discours ou les représentations, les manipulations des “faits alternatifs”, d’un complotisme où s’épuise le sens critique. Un moment de révélations aussi (#MeToo et toutes ses déclinaisons), douloureuses ou incompréhensibles, mais nécessaires. Nos fantômes ne sont pas uniquement des réminiscences d’un passé douloureux, ils sont un produit de nos futurs incertains.

Europe, terre de surnaturel

Dark – De Baran bo Odar et Jantje Friese. 2017-2020. Toujours disponible sur Netflix.

La série allemande met en lumière l’éternel retour d’une tragédie qui arrache des enfants et adolescents. Des disparitions ayant eu lieu en 1953 et 1986 trouvent leur réplique en 2019, aux abords d’une petite ville perdue en pleine forêt et dominée par une imposante centrale nucléaire. Hantées par une grotte qui a tout du labyrinthe initiatique, les trois saisons renouvellent le récit du voyage dans le temps, aux frontières du néo noir et de la SF. Une atmosphère unique, crépusculaire.

Il miracolo -De Nicolò Ammaniti. 2018.

Nicolò Ammaniti remet entre les mains d’une Madone aux larmes de sang le sort d’une Italie tourmentée. Le surnaturel, confronté au rationnel, est dans cette série somptueuse, un révélateur puissant des affres et des méconduites des humains, un perturbateur endocrinien du corps social, de ses traditions, de ses institutions contaminées. Enjeux politiques, famille, modèle du couple, tout cela est passé à la moulinette d’une imagerie stupéfiante, lugubre et radicalement orchestrée.

La Trêve – De Matthieu Donck, Benjamin d’Aoust et Stéphane Bergmans. 2016-2018.

Le premier essai (réussi) de la RTBF a glissé dans le sillage de True Detective: un flic cramé, Peeters (Yoann Blanc), enquête sur un meurtre dont les racines plongent dans les culpabilités dissoutes d’un bourg encerclé par une forêt aussi oppressante que ses silences. Sur un fond gras de souffrances et d’hallucinations, l’enquête piétine et la présence d’une experte psychiatrique (Jasmina Douieb) inaugure une exploration audacieuse des méandres de l’âme humaine.

Zone blanche – De Mathieu Missoffe.

Un procureur un peu déboussolé (Laurent Capelluto) prête main forte à la police locale pour élucider un meurtre ritualisé. Zone Blanche coche toute les cases du genre et semble assumer ne jamais vraiment choisir entre réalisme et surnaturel, entre l’inimaginable et le normalisé. La relation entre l’humain et la nature, comme espace de confrontation, refuge ou retour à soi, mais aussi comme lieu de mise en scène de la bestialité de la domination ou de l’inexpliqué, est ici explorée à merveille.

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