Des Sopranos à The Crown: la santé mentale, moteur de séries télé
Les multiples expressions de la souffrance psychique sont devenues des ressorts récurrents au sein des séries, et de l’arc narratif de leurs protagonistes. Que nous racontent-elles de nos cicatrices et de celles du monde?
Plus d’un personnage emblématique de la fiction télé souffre de troubles, d’anxiété chronique, de syndromes divers. Un non-dit semble avoir été levé depuis une vingtaine d’années, pour devenir une tendance pérenne. Si les psychopathes sont fascinants et télégéniques (Dexter, Legion, Bates Motel, You, Dirty John…), ériger un panthéon de la souffrance psychique dans son expression quotidienne, en permettant de voir et sentir ses mécanismes, ses épreuves et sa triviale réalité, pour enclencher l’empathie et une relation intime aux protagonistes, est une des grandes réussites des séries depuis la fin des années 90. À condition d’éviter les lieux communs, la superficialité, ces représentations signifient-elles une meilleure acceptation de la souffrance? De la dépression de Tony Soprano (The Sopranos) à l’anorexie de Lady Di (The Crown), en passant par les troubles bipolaires de l’agent Carrie Mathison (Homeland), nous avons cheminé en compagnie de la psychanalyste et écrivaine Sarah Chiche au pays de la souffrance télévisuelle: ces représentations sont-elles aussi plausibles qu’elles sont nécessaires?
« Si, à mon avis, et quand bien même j’ai adoré Homeland, cette série donnait une vision parfois caricaturale de ce qu’est une crise maniaque quand on est maniaco-dépressif (on dirait, aujourd’hui, bipolaire), rendant plus délicate toute identification possible », commente d’emblée la psychanalyste, auteur cette année du roman Saturne (éditions Seuil). « La grande intelligence des séries réside en ce que les symptômes qui y sont montrés ne le sont jamais de façon plaquée, caricaturale, de sorte que plus nous regardons ces personnages souffrir, plus nous reconnaissons des traits de ce qui a pu être, ou de ce qu’est, notre propre souffrance. »
De grands malades
Tout commence avec ce grand cumulard qu’est Tony Soprano: dépression, perversion narcissique, peur panique de la castration. Depuis qu’il a poussé la porte du Dr Melfi (la psychanalyste du précité interprétée par Lorraine Bracco), le paysage sériel de la souffrance s’est étoffé et les personnages, ces grands malades, arborent désormais leurs maux en bandoulière, dans une épatante narration qui permet l’empathie et l’identification. BoJack Horseman (Netflix) dessine le paysage de la dépression, des addictions et des traumas archaïques.
Dans Crazy Ex-Girlfriend (CW), Rachel Bloom enrôle dans la comédie musicale son anxiété dévorante, ses blessures et sa dépression rampantes. La culpabilité et la toxicité des relations filiales ont plongé Camille Preaker (Amy Adams pour Sharp Objects sur HBO) dans l’autodestruction et la scarification.
Sur Netflix, Russian Doll et Maniac ciblent la maltraitance psychique et les dérives d’une société qui se repaît de ses malades. Sa série tête de gondole, The Crown, privilégie même, au détriment de la réalité historique, la mise en scène des dysfonctionnements de la famille Windsor et leur impact ravageur sur ses membres et leurs « pièces rapportées », époux, épouses, considérés comme des outsiders, des étrangers. Elle lève un voile sur la souffrance psychologique des femmes, surtout: la dépression, le déficit de reconnaissance et les assuétudes diverses de la Princesse Margaret (sublimées par Vanessa Kirby dans le premier diptyque et Helena Bonham Carter dans le second); l’anorexie dont souffre la princesse Diana (Emma Corrin). Pour Sarah Chiche, ces personnages engagent un dialogue avec le vécu des spectateurs: « Diana, assise, en pleine nuit, devant son frigo, ingurgitant des quantités abominables de nourriture, puis se faisant vomir jusqu’à se vider d’elle-même, n’est plus une princesse. C’est n’importe quelle femme confrontée à l’enfer secret des troubles du comportement alimentaire. Les déboires existentiels de Tony Soprano, ses crises d’angoisse paroxystiques, sa culpabilité face à sa mère, son infidélité, le stress lié au travail, ne sont pas des problèmes de mafieux, mais de n’importe quelle personne en couple qui à l’approche de la cinquantaine, se retrouve foudroyée par la dépression. »
La famille
Les systémiques familiales, les traumas transgénérationnels et les secrets de famille ont aussi vertébré les récits de grandes séries dramatiques au premier rang desquelles This is Us, Six Feet Under, ou la plus récente et scandinave Au nom du père. Les événements, expériences, non-dits, secrets qui scandent les expériences intimes y nourrissent les récits collectifs. Peut-on y déceler notre besoin de soigner les liens, le corps familial et, peut-être, social? « Il me semble que la suture du lien social, la lente et longue nécessité de recomposition ou d’évitement de la décomposition du lien familial, est une question systématiquement travaillée dans ces séries », analyse Sarah Chiche, qui rajoute un point essentiel: « Avec la pandémie de Covid, qui a tant mis à mal les liens familiaux et sociaux, on peut imaginer qu’à défaut de se retrouver en famille, voir sur son écran d’ordinateur ou de télévision, dans la solitude de son appartement, en plein confinement, ou entre deux confinements, des familles s’entre-déchirer, ou tenter de ne pas se séparer, permet probablement de maintenir vivant notre réflexion sur là où nous en sommes avec ceux que nous aimons ou que nous avons cessé d’aimer, ceux que nous avons peur de perdre comme ceux dont on croit qu’ils ne nous manquent plus. » Se plonger dans une série où se distillent les crises familiales n’est donc pas étranger à notre besoin (inextinguible?) de réparation. Et de verbalisation.
Sur le divan
La qualité d’élaboration des souffrances psychiques dans les séries est manifeste. Plus rarement, à quelques exceptions près, les mises en scène de thérapies en tant que telles à l’écran, encore moins au niveau systémique, donnent lieu à un rendu satisfaisant. Sans doute en raison d’une réalité difficile à rendre attrayante. Sauf dans les cas de In Treatment ou The Sopranos qui ont montré avec régularité l’intérieur d’une session de psychothérapie/psychanalyse. Par ailleurs, Big Little Lies développe des scènes clés du récit au sein du cabinet du Dr Amanda Reisman (Robin Weigert), thérapeute de Celeste (Nicole Kidman).
Le temps long de la thérapie, notamment psychanalytique, s’accommode-t-il bien de celui-de la fiction? Sa représentation est-elle plausible? Sarah Chiche nuance: « Comme l’a très bien raconté Clotilde Leguil dans son livre sur In Treatment(1), ce qui est montré dans cette série, au demeurant touchante et profonde, n’a rien à voir avec de la psychanalyse, c’est de la thérapie intersubjective, dans laquelle l’asymétrie patient/thérapeute est rompue et où ce dernier n’hésite pas à faire état de son contre-transfert ou de ses problèmes personnels. Je ne dirais évidemment pas la même chose de The Sopranos, où ce qui se trame entre Tony et le Dr Melfi s’apparente beaucoup plus à ce qui peut se passer dans une analyse. Comme lorsque, racontant ce rêve de poisson qui parle, Tony Soprano comprend soudain que Big Pussy l’a trahi. Ou comme dans l’épisode The Test Dream, qui raconte avec un niveau de profondeur inouï, le récit de rêve d’une personne en analyse depuis un certain temps déjà et qui n’a plus envie d’aller en séance et de parler. Et pourtant, malgré ses résistances, ses rêves continuent de parler à sa place. »
Réappropriation du récit personnel
Toute démarche thérapeutique, a fortiori psychanalytique, peut être vue comme un moyen de se réapproprier son récit, le déconstruire, le clarifier et le reconstruire, le réécrire, qui permet au patient de se redresser et devenir sujet. Ce cheminement intime, aux frontières de la fiction et du réel, aux faîtes du dévoilement, est une dynamique scénaristique d’une efficacité redoutable. « Toute analyse, quand elle est bien menée, permet la possibilité d’une réécriture du vécu », témoigne Sarah Chiche. « Par exemple par la mise à distance (cela a eu lieu, mais ce qui m’a tant fait souffrir, aujourd’hui ça n’a plus aucune importance) ou par l’acceptation (si c’était à refaire, finalement, je ne ferai pas autrement, j’accepte tout de ce que fut ma vie jusqu’à ce jour, le pire comme le meilleur). Ce sont, bien évidemment, loin d’être les seules issues possibles, mais elles indiquent certaines possibilités de réécriture. Un récit de soi qui s’élabore sur le divan ne relève ni de la vérité objective, telle qu’on la trouverait dans un manuel de mathématiques, par exemple, mais n’est pas non plus de la pure fiction. Le rapport entre le réel et son double, entre fiction et réalité se redouble de façon amusante quand les analyses, les thérapies psychanalytiques ou existentielles montrées dans les séries permettent à des personnages de fiction de se « fictionner » eux-mêmes quand ils se racontent à leur psy. »
(1) Clotilde Leguil, In Treatment: Lost in Therapy, éditions PUF, 2013.
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