Coincoin et les Z’inhumains, minisérie irrésistible de drôlerie

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Nicolas Bogaerts Journaliste

Avec la suite de P’tit Quinquin, Coincoin et les Z’inhumains (dès ce jeudi sur Arte), Bruno Dumont s’impose en grand raconteur de la comédie humaine. Absurde et transcendante, elle met les personnages aux prises avec une matière noire qui jette le brin dans leurs représentations.

Quinquin (Alane Delhaye) a grandi, se fait appeler Coincoin et Ève (Lucy Caron) l’a quitté pour une agricultrice. Tâchant d’avaler la pilule, il va cahin-caha son bonhomme de chemin. Poursuivi par son père et son frère, il fait des cascades avec la Fiat Panda de la ferme au nez et à la barbe de la maréchaussée, trompe l’ennui en assurant le service d’ordre lors du meeting d’un parti qu’on imagine nationaliste, le Bloc, avec son copain L’Gros. Il est là où le vent et les turpitudes le portent. Et les turpitudes, dans cette suite accordée à la minisérie décapante P’tit Quinquin par son réalisateur Bruno Dumont (La Vie de Jésus, L’Humanité…), sont d’ordre surnaturel. Coincoin et, à sa suite, le duo slapstick de poulets branquignolesques -le commandant Van der Weyden (Bernard Pruvost) et son adjoint Carpentier (Philippe Jore)-, de retour eux aussi, font la découverte, un peu partout sur la Côte d’Opale, d’amas de matière visqueuse apparus nuitamment. Leurs propriétés mystérieuses vont jeter ce petit monde, distrait par ses encombrantes monomanies, dans un remake breughelien de L’Invasion des profanateurs de sépultures (Don Siegel, 1956). « C’est pas un corps, c’est une flaque« , dit Carpentier à son supérieur, pensant l’objet inerte alors qu’il porte en lui le ferment d’un clonage des habitants du coin, qui va mettre le brin dans leur quotidien et leurs représentations.

Le Saint-Esprit

Cette matière extraterrestre et ses propriétés plongent la nouvelle saison dans un surnaturel cosmique qui surgit par effractions rocambolesques et absurdes, et se mêle à l’humour déjà bien en place, entre dadaïsme et hommages aux cinémas de genre: la science-fiction catastrophiste, le muet burlesque et les farces sociales (lire ci-dessous). Sa chute inopinée depuis le ciel, comme un vulgaire guano goudronneux, provoque d’improbables quiproquos et des situations drôlement grotesques. Ainsi lorsque Coincoin tente d’approcher sur la plage Jenny, fille du chef de file calaisien du Bloc, et que l’un comme l’autre, ainsi que L’Gros qui tenait la chandelle, se font affreusement doucher, c’est cet humour grinçant propre à Bruno Dumont qui éclabousse à l’écran, et explore la frontière entre la gêne et l’hilarité. Dans le premier épisode, alors que Van der Eyden et Carpentier constatent l’apparition d’une nouvelle flaque sur un brise-lames, c’est une immense vague qui balaie le pauvre lieutenant par surprise, gratuitement. Le comique de situation est imparable et dévisse en permanence du réel, comme les dérapages intempestifs et grotesques du même Carpentier lorsqu’il arrive en intervention. Tout part en vrille. Et tout est sur le point d’empirer, lorsque de cette matière fétide s’extirpe comme un Saint Esprit une entité lumineuse qui se met à cloner les habitants de la région, donnant naissance à des binômes jumeaux, hagards et silencieux.

« Le monde moderne avec Internet, tout ça »

« C’est l’apocalypse, la fin de la vie, la mort de tout, même de la gendarmerie. » Van der Weyden a le pistolet dressé désespérément vers le ciel, d’où ne tombe aucune réponse à ses imprécations grimaçantes (Bernard Pruvost est saisissant de tics et de veulerie). À mesure que le phénomène des dédoublements se poursuit, la confusion grandit sur la Côte d’Opale. Les autorités politiques, policières et religieuses sont impuissantes à constater autre chose qu’une fin du monde par grand remplacement! C’est là que la fable de maître Dumont devient une allégorie de la peur de l’altérité et de la bêtise qui la nourrit. Le vocabulaire employé par les experts dépêchés sur place évoque les « invasions », alors que leur nouvelle peur du « noir » fait écho aux migrants et réfugiés venus d’Afrique qui hantent le bas des routes. Coincoin se bat contre des jeunes du Bloc qui lui reprochent ses liens -même ténus- avec eux, tandis que Van der Weyden et Carpentier, toujours aussi agités, moulinent dans le vide et, confrontés eux-mêmes à leurs clones respectifs, sombrent encore un peu plus -et leur institution avec eux- dans le délire et l’inefficacité. Ils se révèlent par ailleurs racistes, sexistes et homophobes, complètement largués par le monde moderne, pétris de contradictions, soucieux de protéger les adolescents mais capables d’insulter une fille qui ressemble trop à un garçon ou d’avoir un comportement de prédateurs borderline lorsqu’ils croisent la jeune et jolie Ève en voiture.

Le carnaval des z’animaux

Rien n’est décidément aussi simple. « La nuance, il n’y en a pas. La morale, il n’y en a pas non plus », expliquait cet été à l’AFP le réalisateur Bruno Dumont. Il faut que le cinéma nous libère de notre méchanceté (…). Je veux pousser le spectateur à son point de déséquilibre. » Toujours aussi breughelien, le cinéaste du Nord filme les vicissitudes de l’humain dans ce qu’il a de plus organique et flippant: une cacophonie où se télescopent le bruit des moteurs et le gargouillis des intestins flatulents, la fristouille des baisers mouillés et le crissement des carcasses obsolètes, cuirasses des sacro-saintes valeurs identitaires craquant de toutes parts. Rien d’étonnant à ce que l’épisode final tente une résolution dans une ambiance de carnaval métissé et joyeux: Coincoin et les Z’inhumains s’ébroue dans le burlesque de l’au-delà et la comédie des masques, une tentation du néant qui tend un miroir à nos grimaces morales, nos lâchetés et nos peurs de l’autre, du vulgaire ou du simplement différent, qui trahissent mal la crainte que nous avons de voir nos propres tares. En rire de la sorte est déjà un bon début.

>> Lire aussi notre critique de Coincoin et les Z’inhumains

Bruno Dumont ne perd pas le nord

Coincoin et les Z'inhumains, minisérie irrésistible de drôlerie

Début août dernier, le réalisateur Bruno Dumont était récompensé par le 72e Festival du film de Locarno, sur les bords du lac Majeur, en Suisse. Le Pardo d’onore est un prix spécial du festival, récompensant l’ensemble de la carrière d’une figure marquante du cinéma et qui compte parmi ses lauréats Agnès Varda et Jean-Luc Godard, entre autres. Pourtant, ce n’est pas un film que le réalisateur de L’Humanité venait y présenter mais, en avant-première, sa nouvelle création télé. À la suite de P’tit Quinquin (dont il constitue le deuxième volet, un troisième étant d’ores et déjà annoncé) et de Jeannette, Coincoin et les Z’inhumains est la troisième incursion de Dumont sur le petit écran. Néanmoins, à longueur d’entretien, il ne se départit pas de l’appellation « film » pour évoquer Coincoin, tant il est manifeste qu’en dépit des différences techniques (tournage à deux caméras, timing moins long, contraintes de lumière moins importantes), il s’agit bien de cinéma. Nouvelle preuve de la submersion du 7e art sur le terrain des séries ou redéfinition d’un genre déjà entamée par ailleurs? Pour Bruno Dumont, c’est surtout l’occasion de poursuivre à la télévision l’artisanat qu’il défend sur grand écran, faisant notamment travailler des acteurs amateurs (à quelques rares exceptions, Twentynine Palms, Camille Claudel 1915) avec, souvent, une oreillette discrète pour leur souffler ses indications. Et de défier les codes esthétiques en rendant au Nord sa puissance évocatrice des récits humains.

Au coincoin des influences

Hommages, influences ou appels du pied: Bruno Dumont a parsemé sa minisérie de références.

Coincoin et les Z'inhumains, minisérie irrésistible de drôlerie

  • Buster Keaton

Dans la scène d’ouverture deCoincoin et les Z’inhumains, l’hommage est bref mais explicite. Ce n’est pas le seul rapprochement que l’on peut faire avec le réalisateur duMécano de la Générale (1926). Le burlesque et le sens du timing dans l’humour physique, la métronomie de l’irruption du drôle et du rire, le goût du mouvement et du slapstick rapprochent Bruno Dumont de celui qui les a élevés au rang d’art dans le muet, Buster Keaton. Dumont abreuve son récit de gags hilarants et de moments de pure comédie rappelant l’âge d’or hollywoodien où sévissaient aussi Charlie Chaplin et Harold Lloyd.

  • L’Invasion des profanateurs de sépultures

Le film de science-fiction signé Don Siegel en 1956, devenu culte notamment grâce à ses remakes (Philip Kaufman en 1978, Abel Ferrara en 1993 et Oliver Hirschbiegel en 2007, sans compter ses nombreuses parodies), se reconnaît aisément dans la trame de Coincoin. L’histoire de cette invasion extraterrestre rampante, remplaçant des individus par une copie conforme qui reproduit mémoire et émotions, semblait faire écho tout à la fois au maccarthysme, au tour de vis moral des années Eisenhower et au début de la guerre froide et de la menace communiste. La menace venue de l’espace faisait écho à celles, fantasmées ou réelles, pesant sur la nation américaine et la démocratie.

  • The Blues Brothers

C’est sans doute le parallèle le plus ponctuel, mais il est aussi criant que des pneus dérapant sur le bitume. Le film réalisé par John Landis en 1980, reprenant les personnages subversifs inventés par Dan Akroyd et John Belushi dans les années 70, était une charge assumée contre le modèle consumériste et aseptisé de l’Amérique. Son utilisation de la course-poursuite comme arme de destruction massive d’un centre commercial ou pour saper l’autorité policière a inauguré le motif de la cascade burlesque, celle-là même que pratiquent Coincoin et le lieutenant Carpentier, au grand dam de son supérieur.

Coincoin et les Z'inhumains, minisérie irrésistible de drôlerie

  • Le Portement de croix

Cette toile réalisée entre 1510 et 1535 par le grand maître Jérôme Bosch synthétise l’art flamand de la caricature et de la tragi-comédie humaine, tel qu’on l’observe aussi, sous une autre forme, chez Brueghel. Les travers de l’individu marquent les visages de grimaces qui empruntent à l’horreur comme à la comédie. Cette dualité, comme les références au vide de la religion, sont très présentes dans Coincoin et les Z’inhumains.

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