Le handicap sur scène: “Le théâtre peut permettre de voir les capacités plutôt que les incapacités”

© dr/clip2comic

En mai dernier, le Kunstenfestivaldesarts proposait Thank You Very Much, spectacle jouissif, heureux et émouvant de la comédienne, autrice et metteuse en scène Claire Cunningham. Les comédiennes et l’artiste, toutes présentes sur scène, étaient porteuses d’un handicap. La performance s’intéressait moins au handicap qu’aux différences, à leur force. La saison dernière, le Théâtre National ouvrait sa scène au handicap avec le joyeux Une tentative presque comme une autre (actuellement en tournée), de Clément Papachristou, accompagné sur scène de son frère Guillaume, porteur d’un handicap moteur lourd. Un spectacle qui a poussé l’équipe technique du théâtre à s’interroger sur l’accueil des personnes différentes. Et ouvrait ainsi la porte à d’autres: l’institution propose cette saison trois spectacles avec des comédiennes et comédiens porteurs d’un handicap, ainsi qu’une une série d’ateliers (du 11 au 15 décembre) pilotés par l’artiste et chercheuse française Marie Astier, spécialiste de ces dramaturgies inclusives. Que change théâtralement et sociétalement la présence de personnes porteuses d’un handicap sur scène?

Pourquoi s’intéresser à ce sujet?

Pour intégrer Normale Sup, j’ai introduit un projet de recherche qui croisait les sujets théâtre et handicap, deux points d’intérêt et de questionnement chez moi. Il me semblait urgent de ne pas aborder la question d’un point de vue thérapeutique, mais esthétique et politique.

Esthétique, c’est-à-dire?

C’est une question de geste dramaturgique. On pense parfois que le handicap est un thème dark mais penser comme ça, n’est-ce pas validiste? Un théâtre avec des personnes porteuses de handicap peut être très joyeux. Comme avec Clément et Guillaume Papachristou, et leur tentative presque comme une autre (actuellement en tournée), qui aborde leur rapport respectif à cette gémellité singulière et leur rapport à la vie. Ou Pippo Delbono, qui propose, avec sa troupe de comédiens atypiques physiquement un “théâtre d’images”, spectacles composés de tableaux plus que de texte, faisant de ses comédiens des “figures plastiques”. D’un autre côté, j’ai pu voir, Disabled Theater, de Jérome Bel, qui me fait dire que les comédiens porteurs d’un handicap peuvent être essentialisés. En répétition, un comédien a fait une erreur: Bel lui avait demandé de rester une minute en scène, il n’est resté que quelques secondes. Bel lui a demandé de “garder” cette erreur à chaque spectacle. Une erreur que le spectateur a tendance à imputer à son handicap. Dramaturgiquement, ce que Bel présente ici comme une performance, processus non reproductible, n’en est plus une. Politiquement, il conforte le regard qu’on porte sur le handicap. C’est un double mensonge. Il n’est pas question de savoir si le handicap est utilisé pour exacerber le côté tragique de la vie, mais comment on articule le handicap à la dramaturgie.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Et pour creuser ce côté politique?

Dans le théâtre avec des personnes porteuses d’un handicap, on passe de l’injonction politique et sociale à l’inclusion -travailler avec des personnes en situation de handicap, ou différentes de la norme- à une capacité, par les moyens du théâtre, à penser et mettre en place cet acte. Malgré les contraintes initiales d’un tel spectacle -temps long de création, logistique différente, rentabilité moindre-, faire le pari, pour un théâtre, une institution, une production, de l’accueillir ou de l’accompagner est politique. Dans une société qui veut toujours aller plus vite et gagner plus d’argent, prendre le pari de créer un spectacle avec des personnes porteuses d’un handicap, c’est un pari politique. Et c’est un geste politique pour le spectateur qui s’engage, formellement au moins, à prendre un risque, celui d’être dérangé.

Cela n’interroge-t-il pas par la même occasion la création théâtrale avec des personnes valides?

Évidemment! On renverse le paradigme. Ici, c’est la marge qui interroge la norme. On en arrive à se poser la même question pour des compagnies dites “normales”. Quand une compagnie de personnes porteuses d’un handicap crée, elle prend du temps. Physiquement, mentalement. Et quand elle tourne, elle ne peut pas se contenter d’hôtels minables, pour des soucis, notamment, d’accessibilité. Alors, pourquoi les compagnies dites normales doivent-elles, elles, créer en un minimum de temps et avoir des conditions de tournée pourries? S’il existe un minimum sous lequel les compagnies de comédiens porteurs d’un handicap ne peuvent pas aller, pourquoi ne pas l’élargir à toutes les compagnies?

Le Théâtre National propose cette saison trois spectacles avec des personnes porteuses d’un handicap: La Dernière Génération ou les 120 journées de Sodome (au Théâtre de Liège également), Péplum médiéval et Multiple Bad Things. Qu’en penser?

Que les trois spectacles proposés sont des spectacles aux esthétiques et propos tout à fait différents! Il serait dangereux que le handicap lisse les choses. On va d’abord voir un spectacle, il se trouve que ce sont des personnes porteuses d’un handicap sur scène. J’ai pu suivre les étapes de travail de Péplum médiéval, créé avec la compagnie Catalyse (une troupe composée de sept comédiens porteurs d’un handicap, NDLR). Ce travail m’a intéressée parce qu’il pose la question de faire communauté, au Moyen Âge, avec des corps singuliers. Outre ce côté esthétique évident dramaturgiquement, l’auteur a inventé une langue, ce qui permet d’évacuer le “on comprend, on comprend pas”. Tout le monde parle cette langue, valides ou pas valides (sept comédiens valides partagent aussi la scène, NDLR). Ce changement de référentiel est très intéressant.

Selon vous, le fait de présenter le handicap sur scène change-t-il le regard que la société porte sur lui?

Le fait de proposer le handicap sur scène ouvre les portes des salles à des personnes porteuses d’un handicap. Et ça crée des vocations. Guillaume Drouadaine, un des comédiens de la compagnie Catalyse, est entré dans la troupe après avoir vu un de leurs spectacles. Puis, ça sort les gens d’une vision purement médicale: on arrête de voir les personnes porteuses d’un handicap comme des “cas pathologiques”, on les considère comme des créateurs. Ça montre ces personnes sous l’angle de leur capacité. C’est peut-être ça que j’ai appris de ma thèse de doctorat: que le théâtre peut permettre de voir les capacités plutôt que les incapacités. Et que c’est ça qu’il faut, encore et toujours, interroger et voir. Y compris avec ces comédiens porteurs d’un handicap.

Marie Astier – Bio express

2010-2012 Master en études théâtrales consacrée au handicap dans le théâtre de Pippo Delbono et au travail de Philippe Adrien (compagnie du Troisième Œil)

2013 Création de la compagnie En Carton, qui défend la vulnérabilité comme une valeur esthétique et politique

2018 Thèse intitulée Présence et représentation du handicap mental sur la scène contemporaine française

2023 Maîtresse de conférence associée à l’université d’Artois (campus Arras), notamment au sein du diplôme universitaire Arts-Adapt(s)

Lire plus de:

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content