Au Varia, Armel Roussel consume Baal, œuvre de jeunesse de Bertolt Brecht

© Simon Gosselin

Entretien avec un metteur en scène radicalement dans son temps.

Baal, c’est la première pièce de Brecht. Un récit écrit alors que le dramaturge allemand, à 19 ans, revient tout juste du front où il a été brancardier. Profondément perturbé par la boucherie, il écrit ce récit, autobiographique parcours d’un homme de vices et d’exaltation, sur lequel il reviendra tout le long de sa vie. La pièce était adaptée en ce début novembre par Armel Roussel au Théâtre du Nord de Lille ; le metteur en scène habitué des planches belges est artiste associé du lieu. Le spectacle arrive cette semaine au Varia. Dense, il interroge la solitude du monde, l’importance de l’art dans la vie, la position de l’artiste. Entre beaucoup d’autres, dans un tourbillon dérangeant de sexe, d’alcool, d’envies de nature, de combats de genre et de liberté échappée et destructrice. Nous avons rencontré Armel Roussel, les deux pieds sur la scène du Théâtre du Nord, au lendemain d’une Première lilloise survoltée. Il a évoqué avec nous sa vision de Baal – qui le touche immensément et à qui il a donné un écho contemporain – et les enjeux de la mise en scène aujourd’hui.

Le Vif : Pourquoi monter Brecht aujourd’hui ?

Armel Roussel : Pas  « pourquoi monter Brecht » ! Mais « Pourquoi monter Baal » ! Je ne monte pas un auteur, je monte un texte. D’ailleurs, ceux qui ne connaissent pas Baal mais connaissent Brecht peuvent ne pas reconnaitre l’auteur dans ce texte. Brecht l’a réécrit plusieurs fois, c’est le seul de son corpus avec lequel il a fait ça. Il a débuté l’écriture en 1918, à son retour de guerre, l’a réécrit en 1919, y est revenu en 1926, puis dans les années 40 puis une dernière fois en 1955, soit un an avant sa mort. Pour le spectacle, on annonce se baser sur la traduction d’Eloi Recoing, mais en réalité, j’ai mixé le texte allemand de 1918 à celui de 1919 de Recoing, à celui de 26 en allemand toujours et à sa dernière version. Je me suis passé de la version de ‘40 parce que je ne l’ai pas trouvée. J’ai aussi regardé du côté de l’adaptation anglaise… c’est important les adaptations, dans le sens où elles racontent autre chose. Parfois, le français est trop doux. Et d’une version à l’autre, le texte est à certains endroits différent. Certains personnages peuvent disparaître,  comme la mère, présente seulement dans le texte jusqu’en 19.

LV : Une mère très castratrice… présente dans votre version.

AR : Oui. On raconte que Brecht écrivait Baal quand sa mère est morte et qu’il est sorti au bar se saouler pour fêter ça.

LV : On connait le Brecht politique, ce Baal serait davantage psychanalytique et autobiographique ?

AR : Quand Brecht écrit Baal, il sort tout juste de la première guerre mondiale, il fait des études de théâtre, dont il est un grand lecteur. Il aime notamment Wedekind, qui vient d’écrire l’Eveil du Printemps. Or Freud lui-même a dit que l’Eveil était la plus grande pièce sur la psychanalyse. Il y a clairement un imbroglio de tous les courants, à cette époque…

En outre, l’engagement politique de Brecht à ce moment-là n’est pas clair. Ce qui est clair, c’est que tous les germes de ce qu’il mettra en place après, l’esprit cabaret, l’aspect didactique… sont dans cette pièce. Puis, on pense qu’il s’agit pour Brecht d’une réponse, comme une provocation, à un texte de l’époque écrit par un certain Johst : Le Solitaire. Texte et auteur sont tombés dans l’oubli depuis, mais ce texte a exactement la même structure, les mêmes noms de personnages que Baal. Brecht aurait donc peut-être écrit Baal dans une idée de parodie.

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LV : A la première, à Lille, votre spectacle a été ovationné. Quelle accueil ont réservé les contemporains de Brecht à Baal ?

AR : Il n’a pas très bien été perçu, il a directement fait polémique. En cause, notamment, le caractère cru du personnage, son immoralité, son rapport problématique aux femmes.

LV : C’est effectivement un homme qui se joue des femmes ; il a de nombreuses amantes, couche avec la copine de son ami, engrosse les femmes mariées…

AR : …mais la façon dont nous le traitons (NDLR : dans le spectacle) est un peu éloignée de ça, me semble-t-il. Les gens qui connaissent la pièce disent qu’ils voient et entendent des choses sur le plateau qu’ils n’avaient jamais vu dans Baal.  Je suis parti de ce que Brecht semble dénoncer, cette manière éculée de romantiser le poète maudit, dans l’expressionnisme. Et je respecte l’autoportrait que dresse Brecht de lui-même. L’auteur était un mec  qui trainait dans l’alcool, dans les bars, dans les histoires d’amour. Mais cet autoportrait de Brecht n’est pas porté seulement par Baal. On peut retrouver l’auteur chez Ekart, ou Jonas  (NDLR : les amis de Baal). Cette multitude m’intéressait, de même que faire l’autoportrait, indirectement, des comédiens. Et de moi, aussi.

LV : Sur scène, il y a des nus,  de la fumée, beaucoup d’alcool… Certains spectateurs sont partis durant la pièce. Est-ce à dire qu’il y a de l’insupportable dans cette façon de mettre en scène ?

AR : Il y a effectivement beaucoup de physicalité dans cette version. Mais je préviens les spectateurs qu’il y a de la fumée, de la nudité, de l’alcool. C’est  une forme d’inconfort, la pièce met à jour les expédients qui nous permettent de sortir de notre corps et de notre inconfort face à la vie.

LV : Une physicalité qui souligne peut-être le côté excessif de Baal

 AR : Je joue sur la notion de porc, dont on a l’habitude de taxer Baal. Sauf qu’on est plus d’un siècle plus tard, et le mot porc n’a pas la même connotation aujourd’hui. Avant cette histoire de porc, pour moi, Baal est d’abord et avant tout une histoire de rapport de classe. Il y a cette scène de début de spectacle, une scène de bar, quand une femme de la bourgeoisie arrive parmi les pochetrons et s’écrie, texto : « Pourquoi je suis ici ? Il n’y a que de la racaille, ici. » Ce sont les mots de Brecht, je n’ai rien changé.  C’est violent. Elle sera soumise à une violence extrême après, mais Baal réagit à sa violence à elle, c’est une revanche de classe sociale.

Loin de moi l’idée de faire de Baal un idéaliste, parce qu’il reste problématique. Mais il est trop souvent renvoyé à une image de patriarcat toxique, or il y a beaucoup de déception de la part de Baal. Il est dégueulasse parce qu’il n’a pas de filtre, qu’il ne se retient pas… mais il n’est pas dégueulasse quand il pense vivre quelque chose d’important et qu’il en fait quelque chose de très grand. Il bouffe réellement cette chose. Puis, après, il y aura toujours une phrase qui va détruire ce qu’il vivait, ou croyait vivre. Il est en quête de pureté, donc tous les coups de canif à ce qu’il vit sont vécus excessivement. Mais on sait que la quête  d’absolu mène au dangereux, au fascisme notamment. Je trouve surtout que cette pièce parle du monde, aujourd’hui.

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LV : Oui, d’ailleurs Brecht disait lui-même que Baal serait contemporain à l’époque où serait monté le texte. Or dans ce monde que vous mettez en scène, il est autant question de solitude que de groupe, semble-t-il.

AR : J’ai toujours aimé le groupe, en scène. Parce que le groupe fait théâtre. Mais quand on parle de la solitude, ici, c’est celle de tous ! Ils sont tous dans la solitude, Baal autant que ceux qui font groupe derrière lui. Dans le texte, il y a cette phrase de Baal, cette adresse au public : « Comment en sommes-nous arrivés là, à construire un monde si froid ? » Car oui, comment en sommes-nous arrivés à créer une communauté seulement peuplée de solitudes ? Baal pose là, aussi, la question de la légitimité de l’art, des artistes.

LV : Le spectacle est un spectacle d’ampleur, avec un grand groupe, un décor qui prend de la place….

AR : Mais il est aussi  un spectacle de détails.. que je suis peut-être le seul à voir. Il est construit en miroir, avec des choses dites dans la première partie qui trouvent écho dans la seconde. Ou des choses, comme cette chute de feuillets de rentrée littéraire à laquelle répond la chute des feuilles dans la forêt. Nature et culture se trouvent ainsi liées.  

LV : Brecht souhaitait briser le quatrième mur. Ici, par un truchement de mise en scène, vous y arrivez quasi concrètement.

AR : On fait effectivement venir le dehors concret de la ville dans laquelle on joue, sur scène ou en tout cas dans l’espace. C’est un appel à l’extérieur, un appel à la vraie vie. Baal, dans le spectacle, part dans une caverne, mais il y est mal, il sent qu’il doit retourner à cette « vraie vie ». Mais qu’est-ce qu’une vie normale ? Devenir un être normal, qu’est-ce que c’est ?

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LV : Un mot sur ce potentiel débat autour de la légitimité de monter Baal, pièce autour d’un porc misogyne, dans une société post MeToo. Qu’en pensez-vous ?

AR : Effectivement, aux auditions, j’ai eu moins de candidats que d’habitude. Les comédiennes et comédiens pensaient peut-être que ce n’était pas pertinent, que c’était hors propos de monter cette pièce. Mais on en a parlé tout le long de la création, avec ceux qui ont accepté de la défendre. En réalité, je ne vois pas l’intérêt de voir sur scène des choses que tout le monde sait. On est dans une époque très moralisante sur les questions essentielles, qui ne sont pas toujours bien portées, sur scène notamment. Personnellement, je ne fais pas de ces questions des revendications ou une militance. Mon souhait d’artiste est de créer des endroits qui laissent la possibilité à chacune et chacun de se penser, et non des lieux où  on dit quoi penser. Surtout que ce serait majoritairement devant des gens qui sont convaincus de ce type de débat. Ça, ça ne m’intéresse pas. Mais je pense que la jeune génération est très intéressante, elle pose question sur le genre, le langage inclusif, sur la façon dont on se détermine, les relations amoureuses… C’est une génération passionnante. Elle aborde des sujets qui me touchent particulièrement. J’ai toutefois deux questions à lui poser, à cette génération : d’abord, que fait-elle de la question du désir ? Comment négocie-t-elle avec elle? Et, puis, pense-t-elle qu’aller sur cène pour dire ce que l’on pense est toujours intéressant ? Moi, je pense que parfois, porter un autre discours et laisser le spectateur se faire son propre discours est plus intéressant. D’autant que ce sont des sujets particulièrement  bien débattus ailleurs. Le désir comporte une part d’incontrôlable. Si on supprime la notion de désir, je crains l’effet backlash sur ces sujets.

Baal, de Bertolt Brecht, mis en scène par Armel Roussel/[e]utopia, durée : +/- 2h30. À voir au théâtre Varia jusqu’au 2 décembre. www.varia.be

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