Anne Teresa De Keersmaeker au Festival d’Avignon: « J’aime travailler avec l’énergie de la nouvelle génération et la maturité de l’ancienne »

Anne Teresa De Keersmaeker: “Le cercle, le rond, c’est le point de départ de tout: la Terre, un visage… et c’est la même chose dans toutes les cultures.” © johan jacobs

Anne Teresa De Keersmaeker créait en ce mois de juin au Théâtre National EXIT ABOVE, tourbillon chorégraphié sur mots blues et notes bleues, avant de le présenter au Festival d’Avignon, avec la reprise de son magistral En atendant. Entretien avec cette géante de la danse “made in Belgium”.

On la rencontre durant la série de représentations d’EXIT ABOVE, dans les locaux de Rosas, à Forest. Chez elle. Bâtiments industriels blancs se découpant sur forêt urbaine. On pourrait qualifier d’austère cette ancienne usine. Elle respire la sérénité. Anne Teresa De Keersmaeker nous rejoint, pull de coton ajouré blanc sur jeans, chevelure ramenée en queue basse, œil vif, corps léger mais assuré. Nous discutons passé, présent, futur et amour de la danse, dans un souffle. Esquisse.

Revenons à vos débuts. Vous avez grandi à la ferme. Ce lien à la nature a-t-il eu une influence sur votre esthétique?

D’abord, la ferme, ce n’est pas nécessairement le contact à la nature. Surtout aujourd’hui. Mais c’est vrai que ça fait partie de mon identité. Mon père était fermier, ma mère institutrice. La ferme de famille était à 500 mètres de la maison. J’ai passé beaucoup de temps entre l’école, la danse et la ferme. C’était mes trois pôles. Ça m’a peut-être influencée, oui, le travail ensemble de la terre dans la nature, avec le corps, l’attention aux saisons. Le travail sur le corps, surtout.

Quel est votre rapport au corps?

C’est la danse qui a modulé mon rapport au corps. Mais c’est vrai que le travail en équipe, et, surtout, près des animaux, m’a influencée. On était une ferme très diversifiée, avec des vaches, des poules, des moutons, des pommes de terre, des betteraves… Le système d’agriculture était comme ça avant. Mais il y a eu une grande évolution après la Seconde Guerre mondiale: l’importation des tracteurs, le changement d’échelle, la monoculture, les changements de paysages, la robotisation, la diminution des équipes et l’emploi d’énergie pétrolière ont profondément modifié ce rapport de l’agriculture au corps, et notre rapport au monde, à la terre.

© Johan Jacobs © National

La géométrie est la mesure de la terre. C’est une science qui a commencé il y a des milliers d’années, en Égypte, quand le Nil inondait les terres et qu’il fallait les diviser. On traçait des angles par rapport au soleil. La géométrie est le rapport entre le soleil ou les étoiles et l’eau. C’est une façon de dessiner l’espace. C’est comme la chorégraphie, pour moi, qui est une façon d’organiser l’espace, mais aussi le temps. Ma première chorégraphie, Fase, était autour du cercle. Il fallait organiser cette chorégraphie autour d’un cercle, puis d’un carré. Le cercle, le rond, c’est le point de départ de tout: la Terre, un visage… et c’est la même chose dans toutes les cultures. La chorégraphie, c’est l’écriture du cercle. Dans mon travail, je pense être assez intuitive. J’essaie de combiner l’intellect et l’instinct. Et puis il y a le temps, entrelacs à partir duquel on peut développer une écriture chorégraphique qui incorpore une idée.

Pourquoi la danse, dès l’enfance?

Je ne sais pas. Sans doute comme beaucoup de petites filles, et beaucoup d’enfants à l’époque. Maurice Béjart remplissait Forest National. J’étais comme beaucoup d’enfants: je voulais danser. Je faisais aussi de la flûte traversière. J’ai grandi dans une famille de cinq enfants, les deux aînés faisaient du piano, moi je ne voulais pas le piano. Et la flûte était à la mode.

Vous expliquez votre rapport organique au corps, mais comment expliquez-vous votre rapport à la géométrie, dans votre travail?

« J’aime les situations instables parce que ça amène du changement. Je suis une danseuse!« 

Anne Teresa De Keersmaeker

Comment organisez-vous vos créations à partir de ces idées?

J’ai fait 60 spectacles à ce jour et autant d’approches et d’inspirations différentes. Il y a les gens avec qui je travaille, les danseurs qui sont intimement liés à la création, il y a aussi possiblement la musique -mais pas toujours, il y a des projets uniquement visuels, comme ceux que j’ai faits pour les musées- et il y a le texte. Émerge du point de rencontre de tout ça une vision. C’est important de ne pas avoir des idées, mais des visions. Une vision de ce dont, aujourd’hui plus que jamais, il est essentiel de parler. Dans ce monde qui est à un crossroads, il s’agit de voir comment on va regarder en arrière, comment on est aujourd’hui, et comment on imagine le futur. C’est aussi beaucoup de questions: où trouve-t-on la consolation, aujourd’hui, dans le spectacle vivant? Comment peut-on faire “réflexion”, dans le sens de reflection: to bent, courber, puis déplier…. C’est aussi une célébration, “a party”.

EXIT ABOVE
EXIT ABOVE – © Anne Van Aerschot © Anne van aerschot

Votre mantra est “my walking is my dancing”. Il est particulièrement à l’œuvre dans EXIT ABOVE, puisque vous êtes partie de la marche pour créer cette chorégraphie, et du standard Walkin’ Blues. Comment pouvez-vous expliquer ce concept?

Nous l’avons pour la première fois exprimé de façon claire avec En atendant. Parce que la musique était contrapuntique, complexe. Et pour incarner cette subtilité, nous avons combiné les voix fortes et lentes par la marche d’une façon presque mimétique. La marche, simple, parfois binaire, parfois ternaire, en avant, en arrière, est le rythme omniprésent du corps. Il y a aussi les battements du cœur, la respiration qui ouvrent, ferment, déploient, replient, dans le corps. Ce même mouvement: ouverture, fermeture. Mais c’est plus évident de travailler la marche.

Comment travaillez-vous sur ces principes pour aboutir à une chorégraphie?

Pour EXIT ABOVE, il y a d’abord eu un travail sur la musique. Je voulais travailler sur la pop, ABBA. Mais nous n’avons pas eu les droits. Cette musique a un rapport direct aux gens. Des mélodies faciles, de la narration, une certaine poésie, même si on n’est pas nécessairement dans la grande littérature. Et la musique pop vient de différentes sources, dont le blues, cette musique aux racines afro-américaines, mais aussi des chansons de troubadours. Puis la pop s’est adjointe des développements de la technologie. On a pu l’amplifier, l’enregistrer. Et, finalement, la revendre. La musique pop est donc liée au capitalisme. La pop, c’est toute une histoire. Puis j’ai trouvé Jean-Marie Aerts (guitariste, ancien membre de TC Matic avec Arno, NDLR). En réalité, j’ai retrouvé un vinyle de Jean-Marie Aerts chez moi dans lequel il y avait une lettre de 1996 que je n’avais jamais lue, et où il disait qu’il voulait travailler avec moi. Après l’avoir contacté, il y a eu la question de la voix. Je voulais une voix de femme. J’ai découvert Meskerem Mees (jeune autrice, compositrice et interprète flamande d’origine éthiopienne, qui a sorti son premier album, Julius, en 2021, NDLR). Au début, l’idée était de travailler des enregistrements, mais elle a exprimé qu’elle voulait monter sur scène. Et elle y danse! Carlos Garbin enfin, guitariste et ancien danseur de Rosas, qui est passionné de blues, a rejoint la création. Au niveau de la création, il y a eu un travail entre Jean-Marie et Meskerem, puis Meskerem et Carlos ont travaillé ensemble, et enfin, tous les trois.

Comment expliquez-vous votre succès depuis Fase?

Il n’y a pas eu que des succès! Mais je dirais que…. je travaille beaucoup. Beaucoup, beaucoup, beaucoup… beaucoup! Et j’essaie de trouver des choses qui mettent en commun. J’aime travailler avec l’énergie de la nouvelle génération et la maturité, le savoir-faire de l’ancienne. J’essaie de m’entourer de gens dont je sais qu’ils savent bien faire. Et je n’ai pas peur d’aller dans des endroits que je ne connais pas, même si ça a parfois un coût, énorme. Et j’essaie de ne pas imposer les choses. En ce compris à mes danseurs.

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Exit above” est une note de régie, tirée du texte de La Tempête, de Shakespeare. Pourquoi cette note-là, en particulier?

Parce que ça réfère à la verticalité. Ça raconte une chute vers le haut, pas vers le bas. C’est quelque chose qui élève. Dans le travail de Rosas, il y a des spirales qui s’ouvrent et se ferment, on combine les mouvements. J’aime les diagonales, parce qu’elles combinent verticales et horizontales. J’aime les situations instables parce que ça amène du changement. Je suis une danseuse! Je suis résiliente et flexible. Je ne veux pas de choses finies: quand les choses sont finies, elles sont mortes. Dans mon travail, je dirais qu’il y a le désir, l’envie. C’est ça, ma vie en tant que chorégraphe. J’aime danser, et c’est tout. Je crois que la danse peut avoir un effet de guérison, de décharge. Cette notion philosophique de “dépense”, au sens où l’entend Georges Bataille. Je n’ai pas de messages à transmettre dans ma danse, mais j’ai beaucoup de questions. Spécifiquement: “sommes-nous sur le Titanic le quatuor à cordes qui continue à jouer malgré le naufrage, nous, les artistes?” “Faut-il garder espoir?” Je pense que l’espoir est un devoir. Mais Greta Thunberg dit qu’il ne faut pas d’espoir. Elle veut qu’on panique. Parce que l’espoir peut nous immobiliser, nous empêcher d’agir, alors que l’agir est un essentiel dans notre urgence.

Quel rapport entretenez-vous avec le Festival d’Avignon, où vous serez tout ce mois de juillet?

C’est la septième fois que je vais à Avignon. La première fois, c’était en 1983, avec Rosas danst Rosas, puis en 1993 avec Mozart/Concert Arias. Il y a eu En atendant, en 2010 au Cloître des Célestins, puis Cesena l’année suivante. J’ai fait une apparition comme danseuse dans Dieu & les Esprits vivants de Jan Decorte, il y a eu Partita 2 avec Boris Charmatz en 2013. La même année, on reprenait Fase dans la cour du Lycée Saint-Joseph. Puis cette année, EXIT ABOVE. J’ai traversé plusieurs directions, ai dansé dans plusieurs lieux. Il y a eu un grand gap ces dernières années et je suis reconnaissante à Tiago (Rodrigues, nouveau directeur du festival, NDLR) de nous permettre de faire cette création et de reprendre En atendant, qui est inspiré par l’Histoire de la ville d’Avignon.

Pouvez-vous résumer vos 40 ans de danse en quatre mots?

50 ans, il y a 50 ans de danse derrière moi! Ils sont très bien résumés dans le livre Into Their Labours de John Berger. Mais s’il ne fallait donner qu’une phrase, je dirais que mon travail, ce sont les noces d’or. Une façon d’être au monde, que je souhaite transmettre, d’ailleurs, aux étudiants de P.A.R.T.S.

Notre critique d’EXIT ABOVE ****(*)

“Exit above” est une note de régie dans La Tempête de Shaekespeare. Une indication pour que les comédiens sortent de scène, pas en coulisses, mais “par le haut”. Nous sommes installée tout en haut du gradin, avec vue imprenable sur la scénographie: cercles concentriques, carrés, ogives, ultracolorés, qui ressortent, tracés au ruban adhésif sur sol noir en gomme. La salle est toujours allumée plein feux quand entrent la chanteuse et le guitariste. Elle frappe des mains, récite en allemand. Il affine les réglages de ses pédales. Le danseur qui les accompagnait s’avance en scène, bouge, syncopé, en silence. S’effondre. Une masse plastique surgit derrière lui. Il est en tempête. Sa danse a des accents de hip-hop. Un chœur apparaît, vêtu de noir. La guitare, blues, rythme les respirations. Cette première partie tient du concert dansé. Puis la musique se fait électronique. C’est le souffle. La lumière sculpte espace et corps. La musique se fait techno. Les corps se rapprochent, se synchronisent, jusqu’à un final en envolée groupée. Dans ce spectacle, ATDK est fidèle à ses piliers, force centripète concentrant les corps, rondes, désynchronisations, ombres projetées. Elle y a insufflé l’air du temps désinvolte et perdu, la course vers ailleurs, la solitude avant ralliement, propres à la génération des danseurs en scène. C’est chamboulant, salutaire. Une tempête.

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