Yelle: je danse, donc je suis

Accrochée à son ancre (bretonne), Yelle navigue sur une pop aux accents doux-amers.
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Six ans après l’extatique Complètement fou, Yelle revient avec L’Ère du verseau. Toujours frontalement pop, mais se permettant désormais de creuser aussi certaines mélancolies. Entretien.

C’est ce qui s’appelle mettre les pieds dans le plat. Cet été, le PDG de Spotify, Daniel Ek, reconnaissait que le modèle économique du streaming ne convenait pas forcément à tous les artistes -en tout cas pas à ceux qui ne sortent de la musique que tous les trois, quatre ans. Pour pouvoir profiter du système, les « foutards » en question allaient devoir se sortir les doigts du derrière et poster des morceaux plus souvent. On paraphrase évidemment. À peine.

Forcément, Julie Budet se sent un peu visée. Moitié du duo-couple Yelle, formé avec Jean-François Perrier aka GrandMarnier, elle dézingue: « C’est vraiment du sarkozysme dans toute sa splendeur: travailler plus pour gagner plus. Être là tout le temps, occuper le terrain, faire du play, pour combien encore le stream? 0,00…? C’est vraiment la honte. Après, que certains le fassent de manière spontanée, ça ne me pose pas de problème. Je suis même assez admirative. Mais ce n’est pas notre cas. On est plus lents. On a besoin de laisser mûrir les envies et les idées. » De fait, depuis Pop Up, en 2007, Yelle n’a sorti que trois autres albums -dont le nouveau, L’Ère du verseau, déboulant six ans (!) après Complètement fou. C’est malgré tout assez pour tracer l’une des trajectoires les plus atypiques de la scène musicale hexagonale. Définitivement pop, reliant eighties et années 2000, Elli & Jacno et Daft Punk. Toujours un peu décalée aussi, voire carrément en avance, notamment dans son girl power pré-balancetonporc -le hit initial Je veux te voir, l’ode au godemiché Mon meilleur ami, etc.

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En cours de route, Yelle n’a pas évité non plus les malentendus, le duo étant souvent mieux compris à l’étranger que chez lui. C’est le sujet de Je t’aime encore, premier single du nouvel album, et sublime lettre d’amour contrariée (lire Focus n°22). « J’écris mon histoire ailleurs/pour avoir des choses à te dire« , chante Julie Budet. On parie pourtant qu’au fil du temps, passé les déceptions, Yelle a appris à apprécier ce succès « underground », entre acrobaties pop et penchants plus obliques. « Je suis d’accord, reconnaît la chanteuse. Ça me va en fait, d’être en partie incomprise (rires). Je ne sais pas si j’aurais pu assumer un succès énorme, avec tout ce que ça implique en termes de notoriété… Je connais un peu Clara Luciani, je vois comment ça a explosé pour elle. Je ne suis pas certaine que j’aurais bien vécu ça. » Un tube grand public, Yelle en a pourtant connu, comme la blague Parle à ma main avec Fatal Bazooka. « Oui, c’est vrai. Mais j’ai la chance de vivre en Bretagne. Ici, même si les gens me reconnaissent en rue, ça reste très bienveillant. Je pense que c’est différent d’habiter à Paris, et de baigner tout le temps dans le même truc. »

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Nuit de Breizh

La Bretagne, Julie Budet y est née (en 1983, à Saint-Brieuc), y a grandi. « Ado, j’allais dans les fest-noz. C’était un endroit où l’on pouvait se retrouver entre copains, boire des bières et fumer des clopes derrière les buissons. Au-delà du côté sociable, c’est aussi de la musique qui vous prend aux tripes. Je me rappelle quand on allait au festival interceltique à Lorient, avec les parents: les bagads qui passent à deux mètres, le son des bignous, des bombardes, etc., c’est vraiment émouvant. » Pour les visuels de L’Ère du verseau, Yelle a donc détourné la coiffe traditionnelle ou enfilé la tenue de plongée pour prendre la mer. Et quand elle chante Karaté, c’est comme si le baile funk rencontrait le chant-contrechant du kan ha diskan local. « Pendant l’album, on n’a pas écouté grand-chose, hormis des disques de Roland Becker, qui fait du jazz breton, ou encore les soeurs Goadec (trio dont les chants traditionnels ont connu un réel engouement durant le revival folk seventies, NDLR). Pour moi, le kan ha diskan se rapproche vraiment de la transe. Même dans la danse bretonne, il y a un truc très physique, très fort, un peu sec. »

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Il faut dire que Yelle a de qui tenir. Julie est la fille de François Budet, chanteur-auteur-compositeur à qui l’on doit notamment Loguivy-de-la-Mer, classique de la chanson bretonne. En 2016, il a encore sorti un album, sur lequel il chante en duo avec sa fille (le morceau Les Vendanges tardives). C’était deux ans avant sa mort. « J’ai vécu un gros deuil. Je suis d’ailleurs toujours un peu dedans, je crois… »

Cela a forcément joué sur la musique du duo -tout comme le fait de sentir davantage le temps qui file, une fois passé un certain âge. Certes, l’hédonisme est toujours là. Mais désormais, il nuance ses doubles sens de touches plus douces-amères, Yelle s’accrochant à l’ancre du navire pour ne pas être emporté par la houle d’une époque particulièrement agitée. Un pop d’auteur? De profondeur plutôt, le noir étant préféré au fluo pour sortir faire la fête. Sur Mon beau chagrin, Yelle chante par exemple sa mélancolie en adaptant Pictures of Departure, obscur morceau eighties de l’Anglais Tony Hymas. « On l’avait découvert sur une compilation géniale du label Music From Memory. D’un côté, on écoute la pop « commerciale », qui va être bastonnée sur les radios: Taylor Swift, Miley Cyrus, Rihanna, etc., ça me parle à fond. Mais de l’autre, on adore aussi toute une frange plus expérimentale, qui va explorer des recoins plus sombres, plus étranges. J’ai l’impression que l’on se retrouve un peu au carrefour des deux. » Précision: la compilation en question est sous-titrée Deviant Pop. Un programme qui colle finalement bien à la musique du duo.

Avec L’Ère du verseau, Yelle ne s’éloigne jamais de ses fondamentaux: son goût pour la mélodie qui accroche, son efficacité électronique. Mais en s’en servant de plus en plus souvent pour expurger ses doutes et ses angoisses. Dans Good Times, son manifeste disco de 1979, Chic obligeait déjà tout son petit monde à rejoindre le dancefloor, puisque de toutes façons, « espèce de sot, tu ne peux échapper à ton destin« . À sa manière, Yelle danse comme on panse ses maux. « À un moment, c’est important de pouvoir laisser remonter ses peurs, d’être capable de les nommer. Et puis de les digérer, en faire des chansons, et passer à autre chose« 

Yelle, L’Ère du verseau (lire la critique).

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