Power, de Kanye West, repose la question des droits du samplé vis-à-vis du sampleur.

Samples sans peur: la délicate question juridique et financière du sampling

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Les ayants droit du groupe prog rock King Crimson réclament à Universal des royalties supplémentaires pour un extrait utilisé par Kanye West en 2010. De retour dans l’actu, l’affaire met au jour la délicate question juridique et financière du sampling.

Axiome de départ: le sampling (échantillonnage) consiste à utiliser la portion d’une musique existante pour la réinjecter dans une autre pièce sonore. On ne présente plus Kanye West -ses frasques, son ex-femme, son talent mégalo- mais peut-être bien King Crimson. Le groupe mené depuis 1968 par le leader et guitariste Robert Fripp, dans de multiples versions, a gambadé dans tous les styles, avec une prédilection de départ pour le prog rock. Pour son propre titre Power –paru en 2010-, West extrait un morceau de 21st Century Schizoid Man, délire prog métal de 1969, déformant la voix, sinon gracieuse, du chanteur Greg Lake, accompagnée d’un riff de guitare carnivore. L’inclusion dans la chanson à l’improbable vidéo über lyrique n’emprunte que quelques secondes à la formation britannique. Reste un effet aussi décalé que saisissant. Poivré, martien. Kanye West n’a peur de rien et sample deux autres titres sur le même morceau: Afroamerica de Continent Number 6 et It’s Your Thing de Cold Grits, des groupes américains peu connus.

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Cœur de cochon

Le sampling est déjà une histoire vieille de plus d’un demi-siècle. Elle devient proéminente lorsque le dub jamaïcain insuffle l’idée à la (future) scène hip-hop du Bronx d’échantillonner les productions d’autrui. Dès la fin des seventies, le rap dévore toutes sortes de sons, particulièrement ceux de la soul, du funk et du jazz. Parmi les multiples exemples, quelques-uns affolent les statistiques: bien que leur EP de 1969 se soit vendu à un million d’exemplaires, The Winstons, rare formation multiraciale de l’époque, ont été quelque peu gommés par l’Histoire. Mais le break de drums d’un de leurs titres, Amen, Brother, est devenu le moment le plus samplé de l’Histoire. La base de données WhoSampled.com en recense 5.547 utilisations. Assez loin devant le “modeste” emploi du Funky Drummer de James Brown, 1.751 usages. Dans le cas qui nous occupe, le même site collaboratif Whosampled.com compte au moins 83 samples de King Crimson dans pas moins de 68 morceaux. Par Kanye West donc, mais aussi par Gang Starr, Enigma, Peach ou Motorbass.

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Le sampling n’est pas seulement un emprunt, mais aussi un recyclage qui fait fi de l’esprit du son original, avec une dichotomie entre l’univers premier et l’ailleurs pour lequel il est ponctionné. Parfois, cela ressemble au cœur de cochon qu’on greffe aux insuffisants cardiaques. Quand A Tribe Called Quest (After Hours) s’inspire d’un sketch d’un autre Afro-Américain, Richard Pryor, on peut y voir une sorte de cousinage. Nas puisant dans le hit FM Africa de Toto pour son New World en 1999, c’est la rencontre inattendue du ghetto de Brooklyn et de l’ultime groupe de mercenaires -blancs- de studio californiens.

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Le sampling serait-il alors une transaction qui se moque des genres et des artistes cités? Peut-être. La technologie, elle, va accélérer le phénomène de transplantation. À la fin des années 70, le clavier Fairlight, l’Emulator et l’Akai S950, ainsi que les drum machines synthétiques permettent d’échantillonner. En analogique, durant quelques secondes de musique à peine. Mais ce qui va aussi devenir essentiel à la culture du remix -privilégiée dans l’électro, la dance, le hip-hop- est aujourd’hui totalement banalisé grâce aux facilités qu’offrent les outils numériques.

Accord au cas par cas

Au-delà de l’aventure sonique, Power de Kanye West pose une autre question, financière cette fois. Quels sont les droits d’un artiste samplé vis-à-vis du sampleur? L’ayant droit de la chanson de King Crimson, Declan Colgan Music Ltd, revient depuis fin avril 2022 sur les royalties accordées au groupe anglais. Les 5,33% offerts par Universal sur chaque copie vendue -ou “autrement exploitée”- du titre ne semblent pas suivre l’essor de l’écoute de musique en ligne. Est particulièrement visé le streaming, dont les plateformes les plus puissantes (Spotify, Deezer…) sous-paient les artistes. Et par ricochet, les ayants droit des artistes samplés. Refrain largement connu.

Le fonctionnement économique du sampling reste aujourd’hui bancal. Encore faut-il qu’accord il y ait. Tout se négocie au cas par cas. Michel Lambot, co-patron avec Pierre Mossiat de l’éditeur bruxellois Strictly Confidential, le confirme: “Il n’y a pas de “normalité” dans les négociations entre les éditeurs, celui qui défend l’artiste original et celui en charge de “l’emprunteur”. Le premier problème est que ce dernier doit le dire, parce qu’un sample original dont on peut changer le tempo, le pitch, le passer au vocoder, etc. peut devenir un bruit largement non-reconnaissable!

La jungle sonore est d’autant plus vaste que le nombre de chanson accessibles en ligne serait aujourd’hui de 97 millions à un milliard selon les sources. Des chiffres invérifiables mais qui donnent une idée de la facilité à aller piocher chez l’un ou l’autre. “Pour l’album de 2 Many DJ’s (As Heard on Radio Soulwax Pt. 2, NDLR), un mash-up de 45 artistes, on a demandé toutes les autorisations, poursuit Michel Lambot. Un coût important, qui impliquait d’aller directement chez Beyoncé ou chez David Bowie. Ils ont adoré, alors qu’on n’avait pas l’autorisation de changer l’œuvre originale. Et puis, au-delà du sampling, il y a des cas célèbres d’“emprunt”. Comme ce groupe français signé chez nous -que je ne citerai pas- qui a connu un gros succès, en reprenant une phrase musicale de Dylan. Le groupe a refusé de reconnaître l’emprunt mélodique. Sony nous est tombé dessus et a réclamé d’être co-compositeur de la chanson à hauteur de 60%. Au début, le groupe a refusé mais a fini par s’écraser…

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