Spotify: jukebox personnalisé. Esclavagiste moderne. Dompteur d’esprits rebelles.

Daniel Ek, fondateur de Spotify © REUTERS/Shannon Stapleton
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

La toxicité de Facebook et de Twitter est un sujet à la mode. Mais si on parlait un peu de celle de Spotify pour changer? C’est que la plateforme de streaming n’est pas qu’un jukebox personnalisé, c’est aussi un acteur entendant peser sur la pop culture et dans… les guerres culturelles en cours, nous avance ce Crash Test S06E04. Et avec beaucoup d’arrogance, encore bien.

La toxicité de Facebook et de Twitter est l’un des grands sujets de discussion du moment, notamment relancé par le succès sur Netflix de The Social Dilemma, un documentaire qui expose plutôt bien le côté sombre des réseaux sociaux et leurs effets pervers sur leurs utilisateurs. Mais si on parlait un peu de Spotify pour changer? Parce que Spotify aussi influence nos vies d’une façon qui n’est pas vraiment reluisante. Surtout si vous pratiquez l’art musical, d’ailleurs… Le journal Libération nous le rappelait encore au soir de ce vendredi 25 septembre 2020, avec la publication sur son site d’un petit billet titré « Spotify, une pirouette pour des cacahuètes » nous expliquant en quelques lignes en quoi le modèle économique du site de streaming suédois tient de l’arnaque pour les musiciens (au profit des start-ups!) et du désastre pour la culture musicale en général. « En 2006, écrit le journaliste Lelo Jimmy Batista, (Spotify) réussissait à nous vendre, sous couvert de sursaut moral et économique, rien de moins qu’une des formes les plus perverses d’esclavage moderne. Face au piratage, au pillage aveugle des oeuvres musicales, le streaming était présenté comme la seule solution viable. Légal, propre, transparent et donnant pleine satisfaction au client. Et on a tous plongé, parce que Spotify, c’était tout, tout de suite – les discographies, les titres, les pochettes, le minutage, les playlists… » À tel point qu’aujourd’hui, « l’essentiel des concurrents » (Deezer, Tidal…) est « dans le fossé » et que si vous voulez de la musique, Spotify est là, avec « tout ce que vous voulez« . « Le client aura ce qu’il veut, même s’il ne l’a pas demandé. L’artiste, en revanche, celui qui fournit le grand saut, la vision, l’imaginaire, bref, la matière, devra se contenter de cacahuètes.« 

Même pas, en fait. Dans son article, Lelo Jimmy Batista rappelle en effet que la valeur d’une cacahuète est estimée à 0,005 dollar alors qu’un stream sur Spotify n’en rapporte que 0,0004 aux artistes. Ce qui n’a pas l’air de tourmenter Daniel Ek, le fondateur de la plateforme. Dans un bel élan sarkozyste, celui-ci a en effet récemment invité les musiciens désireux de gagner plus à… travailler plus. Selon Ek, c’est en effet fini de ne sortir des albums que tous les trois ou quatre ans. Il faut « s’engager davantage« , « se diversifier« . Surprendre les fans, créer du lien. « En sous-texte, devenir de vrais petits entrepreneurs« , accuse avec raison Batista. Que le contenu fourni soit bon, mauvais, jetable importe peu du moment que ça clique dessus. En masse. Conséquence logique: on privilégie le mainstream, le rap, la variété; entendu qu’un morceau de post-rock canadien atonal de 14 minutes a tout de même bien peu de chances de se faire entendre dans un environnement pareil, où toutes les musiques sont en fait mises en concurrence directe.

Spotify continue de fonctionner sur un modu0026#xE8;le commercial basu0026#xE9; sur la du0026#xE9;pru0026#xE9;ciation complu0026#xE8;te de la valeur du travail de musicien.

À ses débuts, Spotify visait à rendre disponible tout ce qui existe. C’était un diffuseur visant l’exhaustivité, attendant de ses utilisateurs qu’ils choisissent eux-mêmes leur menu musical, peu importe lequel. L’idée, c’était qu’avec devant les oreilles une offre infinie, l’utilisateur allait passer un temps fou à fouiller les catalogues. Cela ne s’est pas concrétisé et aujourd’hui, Spotify s’est en réalité repositionné en partenaire marketing de l’industrie musicale, capable de gérer d’importantes campagnes promotionnelles (comme celle de Drake en 2018, quand son album Scorpio a été lancé en exclusivité sur la plateforme…) mais aussi d’influencer massivement la pop culture, de donner le ton chez les jeunes… Un peu comme le MTV du début des années 90, quand la chaîne, à la programmation jusque là musicalement plutôt diversifiée, s’est repositionnée en robinet à gangsta rap, R&B et grunge radiophonique pour le plus grand plaisir des majors. Sauf qu’il est indéniable que MTV a aidé Britney Spears et les Foo Fighters à devenir ce qu’ils sont ou ont été, y compris d’un point de vue économique. Alors que Spotify continue de fonctionner sur un modèle commercial basé sur la dépréciation complète de la valeur du travail de musicien. Tout en continuant également à se présenter comme partenaire incontournable de l’industrie; en « sauveur » même de celle-ci.

Il y a peut-être plus pervers encore. Ce jeudi 24 septembre 2020, on apprenait en effet via quelques sites américains (dont celui-ci) qu’il existe désormais au sein de Spotify un fronde interne contre la Joe Rogan Experience, le podcast de Joe Rogan récemment acquis par la société contre un très gros paquet de dollars. Plusieurs cadres et employés revendiqueraient un droit de regard éditorial sur le contenu des podcasts de Rogan, la permission d’en éditer les interviews, d’en retirer des segments polémiques mais aussi, tout simplement, d’en censurer complètement certains épisodes. Or, Joe Rogan a précisément bâti la réputation de son talk-show sur sa liberté éditoriale totale, vu qu’il y laisse longuement s’exprimer des personnalités aussi controversées que Ben Shapiro, Jordan Peterson et, surtout, Alex Jones, le conspirationniste bien connu ayant été banni de plusieurs réseaux sociaux en raison de contenus jugés « haineux ». Autrement dit, alors que Spotify a acheté pour 10 millions de dollars un podcast connu pour son ton libre, ses assertions souvent farfelues et ses invités régulièrement alt-right, il serait question de nous changer tout ça. D’imposer des « trigger warnings », du fact-checking en direct et de forcer Rogan à cesser d’inviter certaines personnalités. Il n’est pas certain que ceux de chez Spotify à la base de cette fronde arrivent à leurs fins mais il est quoi qu’il en soit question d’une grève dans les bureaux new-yorkais de la boîte, ainsi que d’actions coordonnées avec des organisations militantes afin d’imposer un débat dans les médias sur l’impact politique de Rogan (le modérateur que Trump aurait souhaité dans son débat avec Biden!)… Bref, certains chez Spotify entendent limiter les libertés de Rogan, y compris celle d’être complètement con, de mauvaise foi, outrancier et de se tromper. Ce qui fait pourtant partie des raisons de son succès.

Que Rogan invite un peu trop souvent des tocards et raconte souvent n’importe quoi est un fait et il n’est pas scandaleux de penser le conseiller à un peu moins parler d’extraterrestres chez les Aztèques, ni de limiter le temps de parole d’un Alex Jones ou d’un Milo Yiannopoulos, qui n’apportent rien aux débats sociaux du moment, sinon leurs égos et un gros paquet de débilités. Reste que si on s’achète Rogan pour 10 patates en lui garantissant ne rien vouloir changer à son show et que seulement trois semaines plus tard, ça chicane déjà dans les bureaux au sujet de ses invités, il y a comme un gros souci. Qui, selon moi, découle tout simplement de la culture d’entreprise puisque si on ne voit pas de problème à ce que des musiciens valent moins qu’une cacahuète, pourquoi diable, respecterait-on la liberté de quelqu’un qu’on vient de défrayer plus, beaucoup plus, que la plupart de ces mêmes musiciens? Si vous encouragez les artistes désireux de gagner plus à davantage se diversifier, à changer de style, à se formater… Qu’est-ce qui vous retient franchement de rêver dompter Joe Rogan? Ce n’est donc pas ici qu’une énième affaire de belles âmes progressistes cherchant à limiter le temps de parole des libertariens et de l’extrême droite, réelle ou supposée, qui se déroule sous nos yeux. C’est plus simplement toute l’arrogance de la start-up nation qui s’expose en pleine lumière.

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