Critique | Musique

Retour sur l’histoire de l’audacieux label 4AD, pionnier du post-punk

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Martin Aston, éditions Allia

À contre-courant, l'épopée du label 4AD

832 pages

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Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

À contre-courant, l’épopée du label 4AD plonge dans l’histoire de la fameuse compagnie post-punk. Retour sur une époque d’exploration et d’audace musicales.

Cocteau Twins, Pixies, Dead Can Dance, The Breeders, This Mortal Coil, Michael Brook, Lush, Lisa Germano, Clan of Xymox, Modern English, Bauhaus, Le Mystère des Voix Bulgares. Élégiaque, onirique, atmosphérique, spleen, sophistiqué, organique, mondialiste, voilà quelques qualificatifs associés au label 4AD, créé en 1980 dans le sud de Londres par Ivo Watts-Russell, musicien et producteur artistique né en 1954 dans une famille aristo désargentée. Tous ces noms et des myriades de ramifications, souvent témoins de l’Angleterre de l’immédiat après-punk, sont inclus dans l’objet épais, lourd, ultra-fouillé et élégant signé du journaliste musical anglais Martin Aston, qui paraît aux éditions Allia au catalogue déjà riche de près de 40 livres consacrés aux musiques “populaires” du XXe siècle. La maison s’est spécialisée dans la traduction des classiques anglo-saxons tels que Please Kill Me (ode punk majeure), A Broken Hallelujah (brillante bio de Leonard Cohen) ou encore Sweet Soul Music et Deep Blues, dont les titres annoncent le programme. Toujours avec une semblable mise en page classieuse sur papier crème et une typo, comme la couverture, signant une identité visuelle instantanément reconnaissable. Une formule qui ne manque jamais de contextualiser, notamment politiquement, une époque, un pays, une ville, un genre.

Martin Aston © DR

Si l’ouvrage de Martin Aston respecte à la fois la profondeur de champ journalistico-littéraire de la collection -chaque pièce fait plusieurs centaines de pages-, il innove visuellement. Puisqu’en une bonne trentaine de pages sur papier glacé grand luxe, À contre-courant propose quelques-unes des pochettes de disques 4AD les plus célèbres: le quartet triomphateur Surfer Rosa, Doolittle, Trompe le monde et Bossanova des Pixies, la giclée de The Breeders aux couleurs fraise et orange ou encore cette superbe photo de fleuve tourmenté, eco- friendly, de Dead Can Dance pour The Serpent’s Egg. On est à la charnière des années 80 et 90, et le label 4AD devient mondialiste. Comme pour le label mancunien Factory (Joy Division, New Order), la reconnaissance faciale de 4AD sert d’emblée de passeport.

Cette patte visuelle, 4AD la doit au designer Vaughan Oliver, que Martin Aston a bien sûr rencontré. De lui il écrit: “C’est aussi un homme qui, pour une pochette, s’est mis en sous-vêtements dans un appartement dans la banlieue de Londres, a mis autour de sa taille une ceinture d’anguilles mortes et a entamé la danse de la fertilité devant l’objectif. Dire que Vaughan Oliver est un personnage est un doux euphémisme.” Décédé en 2019, Oliver a conçu un univers aux confins du surréalisme, de la monstruosité et du pop art. Un curieux et explosif cocktail qui fait d’emblée glisser au contenu musical ou ses possibles métaphores.

Le label était aussi directement reconnaissable grâce aux pochettes signées par Vaughan Oliver. © National
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Pixies de platine

Mais tout cela ne serait pas arrivé sans un homme: Ivo Watts-Russell (1954). Ayant grandi dans le Northamptonshire -à une centaine de kilomètres au nord de Londres-, Watts-Russell a le bon âge pour découvrir en temps réel Jimi Hendrix et le Pink Floyd de Syd Barrett. Pas étonnant qu’une partie du catalogue de 4AD ait emprunté des parfums évanescents, psychés voire cosmiques aux sixties. Comme dans la reprise de Tim Buckley, Song to the Siren, amenée dans la stratosphère par This Mortal Coil, collectif impliquant notamment Ivo et les Cocteau Twins. David Lynch en tombe raide et la chanson diaphane accompagnera plusieurs scènes de son Lost Highway.

La parution des premiers disques labellisés 4AD est suivie par de multiples sessions chez John Peel, véritable diffuseur de la scène indé britannique de l’époque, mais pas d’immédiat succès commercial. À l’exception peut-être du glam-gothique de Bauhaus et de The Birthday Party, dont le premier album éponyme, loin d’être un carton, marque le début des eighties par son radicalisme sonore. Un brouhaha indé de guitares martyrisées et de vocaux chantés sous imprécation gothique par Nick Cave. L’un des deux guitaristes du groupe, Mick Harvey, est alors voisin d’Ivo Watts-Russell qu’il décrit ainsi dans le bouquin: “Ivo avait les idées larges, mais on sentait qu’il y avait des choses qui le dérangeaient. Je sentais aussi que son enthousiasme apparent cachait des tendances à la dépression. Il était très sérieux et il était évident que la musique était cruciale pour lui. C’était sa vie.

https://www.youtube.com/watch?v=l5I2vEcVC_I

Le label prend du relief commercial avec le deuxième album de Modern English, paru en mai 1982: After the Snow se vend à plus de 500 000 exemplaires aux États-Unis. Moins immédiatement spectaculaire, la reconnaissance des Cocteau Twins va fonctionner dans la durée: une quinzaine de releases 4AD du groupe écossais assoient la personnalité de Robin Guthrie et compagnie. L’argent qui rentre est aussi celui des quatre 33 tours des Pixies parus entre 1988 et 1991: en particulier l’inattendu triomphe de Doolittle et de son tube inox, Monkey Gone to Heaven. Finissant album de platine aux États-Unis en… 2018. Près de 30 ans après sa sortie.

Le plaisir du livre est aussi de plonger dans les jeunes entrailles des protagonistes. Ainsi les années de lycée d’Elizabeth Fraser, la vocaliste des Cocteau, sont évoquées en ces termes: “Cette petite nana en collants résille, minijupe en cuir et crâne rasé, qui fumait des cigarettes et séchait tous les cours de la matinée. Elle était timide et tranquille.” Si ce n’est pas forcément le genre de bouquin à lire le soir au lit -un rien trop pesant-, il est quand même fait de romantisme, de rêves peu diurnes, d’épopées charbonneuses, de destins plus ou moins glorieux. Ceux d’un label approchant sa fonction “comme une auberge de jeunesse pour musiciens”. Pour un temps. Après un nervous breakdown en 1994, Ivo Watts-Russell a revendu la moitié de ses parts à Beggars Banquet en 1999 et a déménagé dans les environs de Santa Fe au Nouveau-Mexique. Dans son enquête, Martin Aston l’a retrouvé épanoui et panthéiste, une rencontre qui donne lieu à de belles pages. Être et avoir été?

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