En Belgique, la musique instrumentale a la cote

Clément Nourry (à gauche) et son orchestre de dessous les récifs. © sarah bastin
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Quatre groupes belges publient des albums instrumentaux haut de gamme en cette fin du mois de septembre. Un petit phénomène au-delà du concours de circonstances.

Dans Dans, Under the Reefs Orchestra, MDCIII, Condor Gruppe. En moins d’une semaine, quatre groupes belges instrumentaux sortent leur nouvel album. Au-delà des hasards de calendrier, le constat reflète un phénomène: l’intérêt croissant porté aux projets sans chanteur et aux morceaux sans voix. Au tournant du siècle, le post-rock emmené par Mogwai, Explosions in the Sky et le label montréalais Constellation avait la cote. Mais depuis ces heures de gloire, c’est plutôt du côté du jazz, des musiques filmiques et du néo-classique que ça se passe. “Je constate clairement une tendance, un mouvement, reconnaît Clément Nourry, guitariste d’Under the Reefs. Je remarque l’apparition de projets instrumentaux plutôt jeunes voire branchés. Et aussi tout un public qui se fédère. Tu as des trucs plus rock, d’autres plus jazz, souvent liés à la scène électronique d’ailleurs.

Nourry lie notamment l’émergence de groupes instrumentaux belges et la bonne réception du public à l’avènement de notre scène rap. “En Belgique, tu as des beatmakers et des DJ, comme Le Motel, qui ont une grosse culture jazz et qui la revendiquent dans leurs productions. Ce que propose Echt! est assez représentatif. Ça ressemble à des instrumentaux de hip-hop avec une petite touche électro que tu peux écouter dans un club à 2 heures du matin sous acide. STUFF. a été un peu pionnier. Il a décroché un gros succès avec une musique à la base instrumentale et super bizarre (au niveau international, le groupe canadien BadBadNotGood a clairement rajeuni le jazz et forcé les portes, NDLR). Il y a quelque chose qui arrive par là. Mais aussi peut-être dans la représentation qu’on se fait d’un groupe. Il y a quinze ans, quand tu disais mon projet ne marche pas, on te répondait: mais c’est parce que tu n’as pas de chanteur. Aujourd’hui, c’est une question obsolète. Ce n’est plus du tout nécessaire. L’homme providentiel est une notion qui a perdu de sa crédibilité. On n’a plus besoin sur scène d’une personne qui incarne et qui porte la parole.

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Peut-être parce que peu de groupes apparus ces 20 dernières années possèdent des leaders dignes de ce nom. “J’ai l’impression que dès les seventies, la voix est devenue de moins en moins porteuse de mots et de sens, embraie Frederic Lyenn Jacques, le bassiste de Dans Dans. La nécessité de textes est de moins en moins significative. Les gens les écoutent à peine. Souvent, ils ne les comprennent même pas. De toute façon, la différence entre un groupe avec ou sans chanteur n’est pas aussi nette qu’elle en a l’air. À un moment donné, la voix devient juste un instrument et les paroles perdent leur sens. Ce qui explique que certains groupes les abandonnent.

Le phénomène est inévitablement lié au paysage médiatique et à la manière qu’ont les gens d’écouter la musique. “Tout ça correspond à des formats musicaux, reprend Clément Nourry. Je parle pour moi mais comme il n’y a plus spécialement d’espoir de passer à la radio avec ce type de musique, tu ne te soucies pas d’avoir la bonne longueur, de posséder un chanteur. De toute façon, la radio n’est plus tant que ça un enjeu. On a d’autres moyens aujourd’hui d’accéder à des auditeurs. Je pense aussi qu’on suit toujours un peu ce qui se passe de l’autre côté de la Manche. En Angleterre, ça fait une dizaine d’années que ça bouge. Autour du jazz, du Total Refreshment Centre. Mais aussi de groupes comme Black Midi pour qui la dimension performative est fondamentale. Avec une grosse dimension instrumentale.

Fred Lyenn Jacques a son projet solo dans lequel il donne de la voix. Mais il chérit la liberté que lui offre Dans Dans. “La musique instrumentale se développe en se faisant. Elle permet à n’importe quel moment d’improviser et de changer de cadre. Quand tu es lié à un texte, c’est vachement plus compliqué. J’aime cette idée d’inventer la musique sur scène. C’est peut-être un truc qui parle aux gens.

J’ai grandi avec un saxophone, réagit Mattias De Craene (MDCIII). Je trouve confortable de ne pas avoir à parler, à trouver les mots justes. La musique est pour moi une question de texture, de timbre, de comment évoluer avec mon instrument. C’est ce qui me donne de l’énergie. Chercher ces étincelles pour avancer. Ça a pris d’autres directions mais ici, à la base, on voulait sortir un disque techno… Quand tu es instrumental, tout le monde pense que tu t‘inscris dans le circuit jazz. Et dans le circuit jazz, il y a davantage d’argent. Ça t’offre plus de possibilités. Est-ce qu’on devrait inviter quelqu’un à venir chanter sur l’un ou l’autre morceau? Je ne sais pas. Black Flower a sorti une chanson avec Meskerem Mees. Ça attire les gens.

Adolescent, Clément rêvait d’être chanteur. “J’étais fan de Rage Against the Machine. Mais j’étais tout maigre, tout blanc, avec des longs cheveux, tout timide. Ça ne collait pas. J’ai essayé mais ils ont très vite pris un type bodybuildé à ma place. À ce moment-là, on m’a offert une guitare et je me suis senti un peu plus à l’aise. Dans Joy as a Toy, je chantais un peu, en anglais. Mais ça n’avait aucun sens. C’est une langue que j’adore mais elle ne me permet pas de raconter ce qui se passe à l’intérieur de moi. Ni même dans le monde, si je veux y réagir avec mes tripes.” Il a ensuite essayé d’écrire en français. “Mais là, ça devient très complexe en termes de références. Peu de gens utilisent le français d’une manière qui me plaît aujourd’hui. Feu!Chatterton, c’est pour moi l’horreur absolue. Même Belin que j’aimais beaucoup, je l’ai perdu… En France (Nourry est Lillois d’origine), les gens se regardent un peu. Ils se jaugent. Du coup, pour l’écriture, l’invention de nouvelles formes, c’est pas le contexte idéal. L’arrivée à Bruxelles a pour moi été une révélation. Ce n’était pas grave si je n’entrais pas dans les cases. Il est peut-être parfois difficile d’inventer parce que la culture même du territoire l’empêche.” “La Belgique est un pays de passage, éclaircit Lyenn. Beaucoup de mélanges s’y font. Tout le temps, depuis toujours. On ne défend pas une identité aussi ardemment que les Français. Et comme la musique instrumentale est moins codée, elle permet davantage le mariage des styles.

Dans Dans ne chante pas sous la pluie…
Dans Dans ne chante pas sous la pluie… © alex schuurbiers

Quête mystique

Elle peut parfois être localisable. “Parce qu’il y a des bandes. Parce qu’on grandit et jamme ensemble. Je pense qu’on porte notre culture dans notre musique même sans parole”, précise Lyenn. Mais la musique instrumentale est par essence universelle. Elle se joue de la barrière des langues (d’autant plus dans un tout petit pays où il y en a trois officielles). Et laisse de l’espace à ceux qui l’écoutent même s’ils ne peuvent se l’approprier en la chantant sous la douche. “L’absence de paroles ouvre les structures et invite clairement à se projeter sur cette musique différemment. À y associer sa propre imagerie alors que les textes dirigent, orientent.” “L’absence de chant m’offre une grande liberté esthétique, avance Nourry. Ça me renvoie à ma culture classique, liturgique. Un côté mystique de la musique qui dissout l’individu dans quelque chose de plus grand.” “Je suis aussi à la recherche de cette expérience spirituelle, acquiesce Lyenn. D’ailleurs, quand j’utilise ma voix, c’est toujours dans l’entre-deux. Je cherche à transgresser, à me faire emporter.

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Pas mal d’éléments sont susceptibles d’expliquer l’intérêt grandissant du public pour les musiques instrumentales: une connaissance approfondie et diversifiée permise par Internet, la relative disparition des familles musicales hermétiques et l’accès illimité qui incitent à la curiosité, une ouverture parallèlement opérée par les programmateurs. Ou encore l’activité de personnalités comme Jonny Greenwood, Stuart Staples, Nick Cave, Trent Reznor dans le domaine des bandes originales. “Il y a peut-être aussi un lien avec les jeux vidéo, rebondit Mattias De Craene. Un mec comme Colin Stetson a d’ailleurscomposé la musique du deuxième Red Dead Redemption.

Est-ce qu’il y a moins de culte de la personnalité dans les musiques instrumentales? Probablement. Même si le succès actuel du jazz doit pas mal à des Kamasi Washington et des Shabaka Hutchings…Servent-elles de respiration à des auditeurs en surchauffe, assaillis en permanence par l’information? “Certains morceaux instrumentaux ont fait énormément de passages en streaming jusqu’à générer des revenus importants par leur qualité de non-remplissage, remarque Clément Nourry. Ce sont des musiques qui habillent. Alors qu’une voix attiredirectement l’attention. Elle crée une concurrence à l’intérieur.

Certaines études scientifiques lient l’écoute de musiques instrumentales à l’intelligence. Une conception élitiste qui ne parle pas trop à ceux qui les font. “Je ne pense pas que la musique instrumentale soit intello, commente Nourry. Mais elle est viscérale. Après, est-ce qu’elle est sociologiquement marquée? C’est une question un peu différente. Moi, je fais de la musique pour parler à tous les gens qui seront là pour l’écouter.” “Pour moi, le rapport à la musique est plus viscéral qu’intellectuel, ajoute Lyenn. C’est émotionnel. Clairement. Dans la manière de la faire, de la jouer, de l’écouter. Plus ça devient intellectualisé, moins ça offre la possibilité de se transcender.” “Je trouve frustrant d’aimer des artistes que les autres ne comprennent pas, avoue Mattias De Craene. Mais je pense que c’est une question d’habitude. La musique instrumentale demande de l’entraînement, une certaine adaptation. Il faut ouvrir quelque chose dans sa tête. L’aider à comprendre.” En guise d’écolage, il conseille John Fahey, Brian Eno… “La voix est ce qu’il y a de plus naturel. On en a tous une. Mais le son d’une trompette, d’un saxophone, d’une guitare peut être tout aussi personnel. Il faut juste s’y familiariser. Des John Coltrane et des Dexter Gordon sont très vite reconnaissables.

Discipline de virtuoses? Tout le monde dans le milieu des musiques instrumentales ne vient pas du jazz et des écoles. Certains comme Michiel Van Cleuvenbergen et la plupart des membres de son Condor Gruppe sont issus du terreau punk et du Do It Yourself. “Je n’en ai jamais été un, mais avant j’avais toujours joué dans des groupes avec un chanteur. J’étais très branché musiques de films. Et avec Condor Gruppe, l’idée était quelque part de créer une atmosphère, une humeur, un truc héroïque, une mélancolie. C’est un gros avantage si tu connais les notes, la théorie. Mais on a appris à fonctionner autrement. Chacun a ses fenêtres de liberté. Je ne suis pas très à l’aise devant un micro. Je suis un peu le chef d’orchestre. Je me cache derrière la musique et on utilise pas mal de visuels.” Michiel parle de hip-hop, des trésors découverts grâce au site WhoSampled et de progrès technologique. “Je ne suis pas formé au piano mais les Mac et les programmes comme Logic permettent de rapidement créer des choses de qualité sans être un virtuose. Les prix rendent le truc plus démocratique encore.

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