On a réuni Le Motel et Dijf Sanders autour d’une même table pour parler voyage et musique

Fabien Leclercq alias Le Motel (à gauche) et Dijf Sanders. Voyages, voyages... © JULIEN BROQUET
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Népal, Colombie, Corée, Japon… Dijf Sanders et Le Motel prennent la poudre d’escampette et mettent l’électronique en couleur. Discussion avec deux bourlingueurs du son, grands explorateurs des musiques et des cultures d’ailleurs.

L’un vient de Gand et a notamment fait ses armes dans le groupe de folk rock blues country flamand The Violent Husbands. L’autre est originaire de Bruxelles et a joué les beatmakers, entre autres, pour Roméo Elvis et Veence Hanao. Venus d’horizons différents, Dijf Sanders et Fabien Leclercq, aka Le Motel, partagent pourtant une vision métissée et voyageuse de la musique. Une propension certaine à mélanger l’électronique et les sons de l’ailleurs. Interview croisée au bar de Bozar avec deux artistes bourlingueurs qui s’étaient rencontrés dans le cadre d’une Museum Night Fever…

Quelle est l’histoire de Puja (lire la critique) et de Transiro (lire la critique), vos dernières sorties respectives?

Dijf Sanders: Au départ, je visais la Chine mais le pays est si grand, si bureaucratique, si protecteur aussi de sa culture que c’en devient presque de la censure. On m’a conseillé de lui préférer le Népal. On y trouve beaucoup d’influences et de réfugiés chinois. Des Indiens et des Tibétains aussi. L’approche m’a semblé plus aisée et comme je ne connaissais rien du tout à la musique népalaise, j’ai foncé. Je ne voyage jamais sans guide. Je ne veux pas perdre de temps à chercher où aller. Je veux fonctionner comme un gamin, que quelqu’un me prenne par la main, m’amène ici et là. J’y vais et j’enregistre. J’ai trouvé un guide néerlandais qui avait fait du field recording dans la région. Il m’a mis en contact avec des gens qui pouvaient m’aider.

Dijf Sanders en train de capturer le son népalais.
Dijf Sanders en train de capturer le son népalais.

Fabien Leclercq: Parallèlement à toutes mes collaborations, même si je ne sortais rien, j’ai toujours continué à bosser sur la musique du Motel. J’avais des pistes dont je ne savais trop que faire. Il me manquait du recul. Je vivais une période de transition, des moments difficiles. J’ai senti que je devais bouger, sortir de ma zone de confort. Début 2019, je suis donc parti en Colombie pour un mois. Un photographe m’a filé des contacts en Amazonie et je me suis retrouvé dans la communauté indigène des Ticunas. Une formidable expérience de vie plus que musicale. Je cherchais à rencontrer des gens, à découvrir leur manière de voir la vie. Qu’on parle du rapport à la nature, à la famille, à la communauté. Après, j’essaie de toute façon de rencontrer des musiciens.

C’est ce qui t’a mené à San Basilio de Palenque?

F.L.: J’avais entendu parler de ce village. Construit par des esclaves arrivés d’Afrique à Carthagène, il est vraiment devenu le centre de la musique afro-colombienne. Ils jouent tous dans la rue. J’ai pu rencontrer le mec qui fabrique les instruments de la communauté. Ils ont un festival de tambour qui dure trois jours et trois nuits. Ça m’a beaucoup inspiré de les entendre mélanger les musiques africaines avec les traditions colombiennes. Je suis aussi parti en Corée et au Japon. Transiro n’est pas un projet documentaire autour d’un pays particulier. C’est un mélange d’influences. Tu entends par exemple un sample de voix mais tu ne pourras reconnaître aucune langue. Transiro signifie « transition » en esperanto. L’idée était de construire des ponts entre différentes époques et cultures.

Vous partez généralement trois semaines, un mois. C’est la période nécessaire pour se fondre dans une culture?

D.S.: Pour moi, la raison est simple: j’ai un enfant et je ne peux pas m’en passer plus de trois semaines. J’aime par ailleurs beaucoup jouer avec les sons que j’ai ramenés. Et bien organisé, je peux déjà revenir avec assez de matériel au bout de quinze jours. Je peux plonger, m’immerger, remonter à la surface, trouver l’inspiration et avancer. Je n’ai pas besoin de pénétrer en profondeur dans la culture, je veux juste être étonné. Après le field recording, j’ai besoin de passer à l’étape suivante. Ne me comprenez pas mal. Je ne veux pas me rendre là-bas, prendre et m’en aller, mais pour moi, c’est une étape de fabrication. Je n’ai pas besoin de davantage de temps. Et puis, j’attrape assez vite le mal du pays. J’aime ma maison, ma petite amie, ma famille.

F.L.: En Colombie, j’étais libre de mes mouvements. Je n’avais aucune obligation, rien de particulier à ramener. Mais je cherche à chaque fois les accroches. San Basilio de Palenque, par exemple, est très difficile d’accès. C’est l’un des villages les plus pauvres du pays. Au début, je ne trouvais aucun moyen de m’y rendre. Même avec un guide. Tu n’as qu’un bus par semaine qui t’y amène depuis Carthagène. Un bus touristique. Tu y vas, tu assistes à une danse traditionnelle et tu rentres.

Le Motel dans la nature sauvage colombienne.
Le Motel dans la nature sauvage colombienne.

D.S.: Dans beaucoup de pays, la musique s’entremêle à la religion, à la spiritualité. Et quand tu débarques avec des intentions musicales, les portes s’ouvrent. Les autochtones t’aspirent dans leur culture. La musique est cette espèce de porte magique. « Ah mais je connais des musiciens, j’ai des amis qui peuvent t’aider… » La visite musicale, c’est la visite sacrée.

F.L.: C’est ce qui m’est arrivé. Quelqu’un m’a filé un numéro et m’a dit de demander un téléphone pour appeler quand je serai dans le coin. Un mec est venu me chercher en moto et m’a présenté un tas de musiciens.

Vous partez avec quoi quand vous vous lancez dans de pareilles expéditions?

D.S.: Moi, je voyage léger. Je n’ai pas besoin de beaucoup de vêtements. Juste de caleçons pour tous les jours. Après, j’ai mon enregistreur huit pistes, des batteries, des câbles, cinq micros. Un field recorder portable pour l’inattendu. Puis aussi mon iPhone… Le dernier jour de mon séjour, alors que je me promenais sans mon matos, je suis tombé sur ce chanteur méga cool et ces moines dans la rue qui ressemblaient à des rappeurs. J’ai enregistré sur mon téléphone et les deux pistes sont sur le disque. Ça lui donne de la vie.

F.L.: Moi, je voyage avec mon iPhone et mon micro zoom que je me suis d’ailleurs fait piquer en Colombie… J’ai été au carnaval de Barranquilla et pour la première fois de mon séjour, j’ai utilisé mon casier à l’hôtel… J’ai perdu des heures d’enregistrement. Pendant deux jours, j’ai essayé de retrouver les voleurs avec des caméras de vidéosurveillance. Un vrai film. La police a essayé de me manipuler pour que je porte plainte contre le mec de l’hôtel afin de pouvoir le faire chanter et lui extorquer du fric. Après deux jours, j’ai réalisé que je devais laisser tomber. J’ai fini par rencontrer le fondateur de Palenque Records. Il avait enregistré tous les musiciens que j’avais rencontrés.

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Tu as voulu retourner récupérer ce que tu pouvais?

F.L.: Non. C’est vraiment dans l’instant. Je n’ai pas tant perdu de la musique que des histoires. Des idées spirituelles sur l’architecture de la communauté, sur le cosmos… Un tas de choses intéressantes. Pour moi, ce sont des jolis souvenirs. Parfois, j’écoute ces trucs des années plus tard. J’ai l’impression de me retrouver projeté au même endroit au même moment. Ça peut aussi m’inspirer. Le son est parfois plus puissant que toutes les photos et les vidéos du monde.

Quels sont les trucs les plus fous qu’on peut entendre sur vos disques?

D.S.: Le premier truc qui m’a frappé à Katmandou, ça a été un style très cérémonial de musique. Les grosses fanfares. Les gongs, les cymbales. Un fracas, une vie dissonante. Puis ces chants bien sûr… Un truc très transe, très dur. Style mantra. Vraiment techno. Après, je suis parti dans les montagnes et j’ai découvert une musique plus folk, plus heureuse. C’était génial de se frotter à des formes si différentes de célébrations. Tu avais ces moines qui jouaient du dungchen, un long tube à souffler de plusieurs mètres avec un gros son de basse. C’est très dur à apprendre. Tes lèvres craquent et saignent. J’ai des super enregistrements. Tu entends ce son profond en même temps que le chant des oiseaux. Une fois en Belgique, je réécoute. Quand un truc me happe, je l’entre dans mon ordinateur. Je m’assure qu’il n’est pas trop arrangé. Quand c’est le cas, ça n’a plus d’intérêt. Ça a déjà été fait. Je prends donc des solos. Quelques secondes ou toute une chanson. Puis je transpose. Je déconstruis, j’ajoute, je retire, je joue. Après, j’en parle aux gars. On entre en studio. On jamme, j’enregistre tout. Puis je retourne dans mon studio pour créer de nouvelles combinaisons. Les musiciens me donnent de la matière.

F.L.: Moi, je commence toujours avec un son ou une texture. La plupart du temps, une percussion ou un groove met tout en branle, lance le processus créatif. Parfois, le sample disparaît. Parfois il reste. Parfois je joue exactement la même chose avec un autre instrument. Tewahedo, par exemple, part d’une musique orthodoxe éthiopienne. Ce son de harpe sale a été la base de tout. J’ai joué la même note avec plein de synthés différents. Cherché un son spécifique. Au final, c’est très moderne. Tu as un vrai contraste. Ça confronte les époques. L’aspect visuel aussi m’est cher. Je n’ai pas eu l’opportunité d’aller en Éthiopie mais j’ai découvert sur Internet le travail de Vincent Moon, le mec derrière La Blogothèque. Passionné par les musiques de cérémonie, il a fait six films sur les rituels orthodoxes en éthiopie et m’a permis d’utiliser ses images pour mon clip. Lors de ses expéditions, il montre un premier montage de son film aux populations locales. Toutes les familles du village viennent le voir. La plupart ne connaissent rien de la musique de leur propre pays. C’est ce moment magique où il connecte la population à ses propres racines. Le fait que ce soit des étrangers qui le leur montrent, rend cool ce que font leurs grands-pères.

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Quand avez-vous commencé à lier la musique au voyage?

D.S.: Pour moi, ça a débuté avec Europalia qui m’a envoyé en Indonésie. Moonlit Planetarium (2016) avait déjà une vibe world mais je l’avais fabriqué à la maison. Il était lié au spirituel. La musique moderne est souvent dans l’exhibitionnisme. Elle émane de l’ego, respecte beaucoup de règles et se projette sur les attentes du public. Mais pour ces musiques de l’ailleurs, il en va autrement. Elles sont dépourvues d’ambition, dans le bon sens du terme. Il y a une texture différente, de la vie, beaucoup d’accidents. Elles viennent de l’estomac. C’est ce que j’aime dans ces instruments, ces ambiances… Ils ont un côté feu de camp. J’en ai fait beaucoup à Gand, sous un pont. Des trucs très tribaux. J’aime cette approche, cette atmosphère de transe.

F.L.: Mon amour des musiques lointaines est venu avant les voyages. Dès mes douze ou treize ans, j’ai passé beaucoup de temps à la médiathèque qui a façonné mon éducation musicale. À côté des rayons pop/rock et électronique, il y a avait les bacs world music. J’y ai passé des heures. J’y ai découvert des musiques que je ne pouvais imaginer exister. Des instruments dont je n’avais jamais entendu parler. Des gosses qui jouaient avec des percussions aquatiques… Je louais, je copiais. J’ai fini par avoir une grosse bibliothèque de sons sans jamais avoir mis un pied dans l’un de ces pays.

Vous vous trouvez beaucoup de points communs?

D.S.: Ce qui nous rassemble, je pense, c’est une base qui ne vient pas d’ici, qu’on absorbe et sur laquelle on construit. On trouve la créativité, l’inspiration, dans quelque chose qui nous est étranger. Comme une prise de conscience enfantine. Je n’ai jamais entendu ça, ça m’inspire. Après, Fabien, tu prends un sentier différent du mien. Tu combines cette vibe avec de nouveaux sons. Tu apportes une palette plus large. Moi, j’essaie de restituer de vieux sons avec de nouveaux instruments. De les emmener dans le même spectre.

F.L.: En effet, je pense que dans ma musique il y a plus de contraste. Là où chez Dijf, tu ne sais pas dire. Tu n’as pas vraiment de frontières entre les étapes. Il y a en même temps des éléments modernes dans ce que tu fais. On a le même amour pour le mélange des sonorités acoustiques avec ce qui sort d’un laptop ou d’un synthé et on essaie de trouver chacun notre équilibre.

Quelles destinations vous font encore rêver?

F.L.: L’Indonésie me fait de l’oeil. J’aimerais construire un truc autour du gamelan. Je suis vraiment branché percussions pour le moment et c’est une vraie source d’inspiration. Il y a tellement de pays où j’aimerais aller: Haïti, le Bénin. Le prochain voyage prévu, c’est le Pérou en juin.

D.S.: Je ne sais pas. J’aimerais me focaliser sur la musique médicinale. La deep transe. La musique qui soigne. Celle des sorciers guérisseurs au Congo, par exemple. Ou alors la musique à bouches- au Viêtnam. Ce sont comme des voix. Ça a un son de dingue. Le truc, c’est que ça disparaît. Et très vite. Le virus de la musique américaine est partout. En Indonésie, tu penses entendre du gamelan à tous les coins de rue mais tu auras droit à un Eminem local ou à une copie de Blink 182. Je n’imagine même pas dans 20 ans…

Vous n’avez pas prononcé le mot « aventure »…

F.L.: Moi, je lie tout ça à l’improvisation. Au fait de ne pas savoir ce qui t’attend. Un pas et puis l’autre. Tu es à l’écoute et tu te préoccupes davantage de l’instant.

D.S.: Je suis un mec très nostalgique et pour moi, l’aventure, c’est ce que faisaient Alan Lomax et les explorateurs d’antan. Ces gens qui se lançaient dans de grandes expéditions en bateau. Ce serait l’expérience ultime mais ça n’existe plus. Je sais que tout est connu, que toute route a été empruntée, que tout a été documenté. Il faut bien reconnaître que ce n’est plus sauvage ou romantique désormais. J’ai abandonné ces illusions. Mais, je passe au-dessus. Rien que sortir de l’aéroport, ce mur d’air qui frappe ton visage. L’odeur, la chaleur, la moiteur… J’adore.

Dijf Sanders, Puja. ***(*)

Le 17/03 au Stuk (Louvain), le 28/03 au Jazzcats (Courtrai), le 22/04 au Handelsbeurs (Gand), le 08/05 à l’Atelier 210 (Bruxelles).

Le Motel, Transiro. ***(*)

Le 27/03 au C12 (Bruxelles).

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