Les racines de La Féline

La Féline, de retour à Tarbes, sa ville natale. © aleguirk
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

C’est l’un des disques francophones de l’année. Avec Tarbes, La Féline évoque sa ville natale, déclassée par la crise, entre polar interlope et western fantomatique.

Il faut croire qu’on ne se défait jamais tout à fait des lieux qui nous ont vus grandir. On a beau se détacher, prendre ses distances, ils restent là, tapis dans un coin. Il suffit d’un rien pour qu’ils remontent à la surface. Dans le cas d’Agnès Gayraud, le confinement a fait effet de révélateur, réveillant des sensations et des images: celles liées à Tarbes -un peu plus de 40 000 habitants, au pied des Pyrénées– où elle est née un jour de février 1979.

La ville est au centre du quatrième album de La Féline, le pseudo derrière lequel la musicienne se balade, en électron libre de la scène hexagonale, depuis son premier EP en 2009. Tarbes a même donné son titre au disque, l’un des plus épatants de l’année. “Cela fait un moment/Que je ne suis plus retournée/à Tarbes”, annonce ainsi d’entrée La Féline, la voix avançant délicatement sur une note ténue. “Tout est parti de ce morceau. Il a quelque chose de très simple, très “ancestral”, qui pourrait être chanté en pleine nature. Même si on peut retrouver ailleurs des sons plus électroniques, cette fibre folk colore tout le disque.

À côté de La Féline, Agnès Gayraud mène plusieurs autres vies. Essayiste, philosophe, elle est l’autrice de Dialectique de la pop, somme passionnante publiée en 2018 (éditions La Découverte). Elle y consacrait déjà un chapitre sur l’importance des “déracinements”. En particulier dans les musiques folk et country, citant notamment le Lubbock (On Everything) de Terry Allen -double album culte dans lequel le franc-tireur country revenait sur sa ville de naissance, longtemps détestée. “J’adore ce titre. J’ai même eu envie d’appeler mon disque Tarbes (On Everything) (rires), parce que j’aime l’idée que, dans le spécifique, on va toujours retrouver l’universel…

Anti-guide touristique

La Féline a donc enfilé son imper d’enquêtrice, façon commissaire Maigret, pour investiguer sur ses racines. Qu’a-t-elle découvert? Des poèmes en occitan (Fum, écrit dans les années 30 par Louisa Paulin), des drames historiques (Jeanne d’Albret, et les guerres de religion). Mais plus encore, elle a fait remonter des parfums de ces “années de lycée/quand déjà je savais/que je partirais”: des premiers champs de bataille amoureux (Place de Verdun) aux ivresses célébrées sous la boule à facettes (Dancing). “Étrangement, ces chansons ne m’ont pas tant renvoyée au spleen ado qu’à une période d’éveil des sens. Je dansais allongée, par exemple, est vraiment un morceau sur la sensation quasi érotique que peut provoquer la musique.

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En cela, il est moins question d’élan de nostalgie, que de ramener à la surface des “humeurs” adolescentes “que je continue d’éprouver”. Avec, en bonus, la possibilité de faire dire à la teenager ce qu’elle n’a pas toujours osé clamer. “C’est un échange de bons procédés, dans le sens où, avec La Féline, je ne me suis jamais autorisé non plus un langage trop agressif. J’ai toujours veillé à utiliser des mots assez directs, mais souvent dans un cadre qui restait assez “abstrait”. Ici, je raconte plus précisément des histoires. Ce qui donne des phrases parfois un peu crues.” Sur Place de Verdun, elle explique par exemple, l’air de rien, le malaise de la “première fois”: “Je capte quasi rien/je passe à la casserole des chauds lapins”… “Sur ce disque, j’ai gagné en concret. Ce n’est pas forcément du réalisme, mais il y a plus de chair, de vécu.

Toujours dans Place de Verdun, La Féline annonce encore: “Demain, j’emmène ma vie ailleurs/ J’attaque la classe supérieure. Échappée de Tarbes, Agnès Gayraud a en effet étudié la philo à la Sorbonne, écrit une thèse sur Adorno, donné cours à l’Université de Stanford, avant de revenir en France et s’installer à Lyon, où elle enseigne aux Beaux-Arts. Quel regard jette-t-on sur ses racines quand on s’en est éloigné à ce point? “Il m’importait surtout d’être juste. Il ne fallait surtout pas que mon discours donne l’impression d’être prononcé d’un point de vue supérieur, qui ferait qu’à la fin les gens se sentent jugés.

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La Féline démarre en outre son album avec le titre Tarbes (Retourner à). Comme un écho au Retour à Reims, dans lequel le sociologue Didier Eribon revenait sur sa trajectoire de transfuge de classe? “Ma mère est une immigrée espagnole qui a grandi dans un orphelinat franquiste. C’est quelqu’un qui lit, parle deux langues, mais qui a travaillé comme ouvrière. Mon père, lui, est d’origine plutôt bourgeoise. Il a fait des études d’ingénieur-géologue, etc. Même si mes parents ont divorcé, et qu’il ne m’a pas vraiment élevée, c’était quand même là, en arrière-fond. Donc ma trajectoire ne m’apparaît pas non plus comme une espèce d’ascension… Surtout, je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir des comptes à régler, ni avec ma ville, ni avec ma famille.” Pas question de faire un sort à son parcours, ou d’en finir avec Tarbes… “En fait, j’aime bien me dire qu’on peut réfléchir sur un passé social, sans que ça soit forcément dans les termes du transfuge social. C’est devenu une grille d’interprétation tellement massive que ça occulte beaucoup d’autres affects.

Tarbes n’est donc pas un essai sociologique. Il a plutôt des airs de western crépusculaire, avec les Pyrénées pour figurer les Appalaches. Anti-guide touristique (Va pas sur les quais de l’Adour), il propose une errance urbaine dans une “ville moyenne/comme tant d’autre”. La Féline décrit les rues désertes (Tout doit disparaître), les bords de fleuve interlopes (“Te penche pas près du bord/ça pue la baston et la mort”), le blues existentiel d’une cité déclassée… “ça reste des chansons, qui participent d’un geste poétique. Je développe ce côté fantomatique que j’ai pu ressentir en revenant notamment entre les confinements. ça fait partie de cette rêverie, qui me ramène aussi à un certain cinéma qui m’émeut énormément.” Quitte à faire grincer certaines dents sur place? “La première fois que ma mère a entendu l’album, elle m’a dit avec son accent espagnol: “Les Tarbais vont pas aimer ça!”” (rires). Cela n’a pas empêché La Féline de présenter le disque sur scène en avant-première, à Tarbes même. Il fallait que j’assume! Bon, le maire de Tarbes n’est pas venu (rires). Mais le concert était complet, et les gens étaient contents. En fait, ils avaient l’air assez d’accord avec moi!

La Féline, Tarbes (8), distribué par Kwaidan.

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