Jamila Woods, de retour avec un nouvel album: « L’amour reste le moteur »

Dans Water Made Us, Jamila Woods s'invente sondeuse de l'amour. © Elizabeth De La Piedra
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Après deux albums soul engagés, célébrant le collectif et l’héritage afro-américain, Jamila Woods sort Water Made Us. Une superbe étude de cas amoureux, plus personnelle. Mais pas forcément moins politique.

La première fois que l’on a entendu parler de Jamila Woods, c’était en 2016. Elle sortait alors son premier album. Sur la pochette, elle posait à moitié immergée dans un lac. Sept ans plus tard, elle s’est carrément fait photographier sous l’eau. Pour l’occasion, elle a même repris des cours de natation. “Je me débrouille. Mais un jour, gamine, j’ai failli me noyer. Je me faisais emporter par les vagues, je n’arrivais plus à reprendre mon souffle, jusqu’à ce que quelqu’un vienne me tirer de là. Depuis, je me méfie. C’est aussi pour ça que j’aime le lac Michigan. Vous pouvez avoir l’impression de vous baigner dans l’océan, mais l’eau est calme, les vagues sont paisibles.” Pour preuve, Jamila Woods sort son téléphone et dégaine Google Images. Sur l’écran, un ciel bleu et une large bande de sable fin, bordée d’immeubles. Façon Copabana? Genre. Sauf que l’onglet du moteur de recherche indique bien “Chicago”. Pas vraiment le genre de paysage que l’on associe à la Windy City.

C’est ici qu’est née (en 1989) et a grandi Jamila Woods. Pas question de nier les problèmes de la ville, rebaptisée il y a quelques années Chiraq (suggérant que la violence des rues de Chicago n’était pas forcément très loin de celles de Falloujah). Par contre, dès qu’elle peut, Woods nuance et met en avant aussi ses réussites. Elle l’a d’abord fait à travers la poésie, son premier crush artistique. Puis en musique. Après une première expérience pop en duo, elle sort donc HEAVN, en 2016, suivi de Legacy! Legacy!, en 2019. Les deux naviguent entre soul, funk et sonorités hip-hop, infusées au jazz. Toujours avec la volonté de mêler réflexions personnelles et commentaire social. Pendant que Trump traçait par exemple jusqu’à la Maison-Blanche, Jamila Woods chantait Blk Girl Soldier, rendant hommage aux figures féminines de la lutte pour les droits civiques. Tandis qu’avec Legacy! Legacy!, elle se rapprochait de l’album-concept, chaque morceau reprenant le prénom de l’un de ses héros personnels: de Miles (Davis) à Eartha (Kitt), en passant par Jean-Michel (Basquiat) ou Frida (Kahlo). À chaque fois, le résultat s’est révélé captivant.

Quatre ans plus tard, Water Made Us prend, cependant, le pli inverse. Plus besoin de se planquer derrières des figures tutélaires: Jamila Woods est cette fois son propre terrain d’exploration… Le résultat du confinement qui a poussé à l’introspection? Ou alors la volonté de ne pas se laisser enfermer dans la case “soul protest-singer”? “L’une de mes mentors, Gwendolyn Brooks, conseille toujours d’écrire à partir de ce que l’on peut observer, entendre et voir, directement, sous notre nez. En ce sens, je n’ai jamais eu l’impression de tenir des propos “politiques”, mais juste de parler de ce qui se passait autour de moi. C’est la même chose ici. C’est juste que la matière est peut-être plus directement personnelle.

Conseillers spirituels

À la sortie du confinement, Jamila Woods a commencé par multiplier les sessions de travail, avec différents producteurs. Mais sans vraiment réussir à trouver le fil rouge. Finalement, c’est une discussion avec l’un de ses collaborateurs, Chris McClenney, qui va l’aider à y voir plus clair. “On parlait de ce que j’étais en train d’écrire, à propos d’une relation qui venait de se terminer. J’essayais d’en décrire chaque moment -la rencontre, ce qu’on apprend à apprécier chez l’autre, mais aussi les premières disputes, les défauts qui commencent à prendre toute la place, etc. Chris a alors proposé de voir si, dans la somme de morceaux que j’avais déjà écrits, certains pouvaient coller à ce scénario. À partir de là, je voyais dans quelle direction aller.

“Y compris quand on devient activiste, que l’on s’investisse sur les questions de racisme ou d’environnement, etc., l’amour reste le moteur.”
“Y compris quand on devient activiste, que l’on s’investisse sur les questions de racisme ou d’environnement, etc., l’amour reste le moteur.” © Elizabeth De La Piedra

Entre soul lumineuse et r’n’b spirituel, Water Made Us suit donc les différentes étapes amoureuses, avec autant de précision que d’empathie. Vaste programme… Interrogée par Oprah Winfrey à propos de son livre Love, publié en 2003, la grande Toni Morrison expliquait ses réticences à utiliser comme titre ce qui constitue “le cliché le plus creux, le terme le plus inutile, et en même temps l’émotion humaine la plus puissante -parce qu’il inclut également la haine”. “Je me suis dit que si, à ma modeste manière, je pouvais cerner le mot, sa signification, son terrible prix et sa clarté, alors un tel titre pouvait fonctionner pour moi.On devine que Jamila Woods a fait face aux mêmes hésitations… “La communauté est tellement importante pour moi. J’avais peur que ceux qui ont écouté ma musique jusqu’ici et qui s’y sont retrouvés, trouvent ma démarche moins pertinente. Au point que j’en ai parlé à mon astrologue. Elle m’a rappelé que l’amour était à la base de tout. Y compris quand on devient activiste, que l’on s’investisse sur les questions de racisme ou d’environnement, etc. L’amour reste le moteur. Et puis, un tas de penseurs importants ont parlé de l’amour interpersonnel. Bell Hooks, par exemple. Son travail n’est pas moins important que celui de Cornel West.”

Restait à trouver le bon angle d’attaque. Par quel bout prendre un thème aussi étendu et rabâché? En début de disque, sur Tiny Garden, Jamila Woods détaille les débuts de la relation et l’amour en floraison: “It’s not gonna be a big production.” Ni “papillons”, ni “feux d’artifice”, imagine-t-elle. Juste un “petit jardin”, mais “que je nourrirai chaque jour”… Juste avant, Bugs démine les premières angoisses. Woods prévient, la voix posée: “Quelqu’un viendra briser toutes tes petites règles. Mâchera trop fort, parlera trop. Quelqu’un sautera tout habillé dans les douves que tu as creusées autour de toi.” Mais elle rassure: “It’s not that deep.

Voilà donc un album tournant autour d’un seul et même sujet -méticuleusement, obsessionnellement. Mais dont son autrice annonce, dès le départ, que “ce n’est pas si grave”… “Ah ah ah, c’est vrai que c’est paradoxal. Mais il y a quand même quelque chose de libérateur à ne pas ressentir tout le temps les choses de manière si frénétique. J’imagine que c’est une leçon qui vient de la nature. L’océan, par exemple, est, pour le coup, très deep. Se retrouver au milieu de l’Atlantique ou même en pleine forêt vous aide à accepter que vos problèmes ne sont rien comparés à l’univers. Puis il y a une manière dont la terre, l’eau, etc., nous “contiennent”. Je les vois comme des sortes de “conseiller spirituels”. Je l’ai fort senti pendant le confinement. Quand tout le monde passait ses journées devant un écran, ça faisait du bien d’aller se balader en pleine nature, et de pouvoir quelque part confier ses soucis à la Terre, lui envoyer ses énergies négatives. Vous n’êtes pas toujours obligé de traverser la vie en essayant de tout supporter par vous-même.

Cultive ton jardin

L’histoire de la pop est remplie de chansons d’amour, c’est même son principal carburant. Mais si le thème est éculé, c’est surtout la manière de l’aborder qui semble souvent buter sur les mêmes schémas. En gros, le récit de la passion dévorante, qui déborde jusqu’à devenir dévastatrice, voire toxique. En début d’année, Miley Cyrus sortait son tube Flowers, provoquant une vague d’articles sur la tendance des revengesongs et autres règlements de compte par chanson interposée. Dans la ballade Wolfsheep, Jamila Woods, elle, chante plutôt: “Everybody’s good. No one is.” Une manière de dire que chacun est à la fois le loup et l’agneau. “Dans une relation qui a foiré, vous pouvez toujours dire que c’est l’autre qui est problématique. Mais c’est souvent plus compliqué que ça. Vous pouvez tout faire pour vous comporter comme quelqu’un de bien, mais quand même déraper à un moment, et vous en vouloir pour ça. Est-ce que ça fait de vous une mauvaise personne pour autant? Certes, cette personne m’a blessée. Mais j’ai conscience que j’ai moi-même pu faire souffrir des gens autour de moi.” Comme disait REM, “everybody hurts, sometimes”…

© National

Patiemment, Water Made Us décortique le tumulte amoureux, s’arrêtant sur chacune de ses circonvolutions. Still, par exemple, raconte la difficulté de la séparation. À l’inverse, sur I Miss All My Exes, Jamila Woods récite les mille et une petites choses qu’elle conserve de ses anciennes amours -“I never left any one of them. Not really. I just went somewhere new”. Elle explique: “En poésie, vous avez ce qu’on appelle l’ekphrasis, qui consiste à écrire à partir d’un tableau, une sculpture, un objet. En l’occurrence, la chanson Still a servi de canevas au texte de I Miss All My Exes. C’était aussi une manière de montrer qu’il y a différentes étapes dans le processus de guérison. Au début, vous pensez à tout ce que vous laissez derrière. Ça vous rend triste, frustré, en colère. Vous vous êtes investi, et il faut du temps pour récupérer l’amour et l’énergie dépensés dans la relation. Mais à un moment, vous prenez conscience que certaines parties de l’autre resteront gravées en vous, et inversement. I Miss All My Exes parle de ça, de faire la paix avec cette idée que l’autre ne vous quittera jamais complètement. Une fois que c’est fait, vous pouvez à nouveau apprécier le type de blagues qu’il faisait, ou la manière particulièrement efficace qu’il avait de faire la vaisselle…” (rires)

Si, dans son étude de cas amoureux, Jamila Woods est la voix centrale, elle prend soin de s’entourer, grapillant les conseils autour d’elle. Qu’il s’agisse de ses amies poétesses comme Fatimah Asghar ou Krista Franklin, du rappeur Saba, de son oncle, ou encore de Nikki Giovanni. Cette dernière est présente via un extrait d’une célèbre interview de 1973, avec James Baldwin. À la fin de l’émouvant Send a Dove, sublimé par des chœurs gospel, on peut entendre la poétesse-activiste tonner: “Qu’est-ce que j’en ai à faire de la vérité, ce qui m’importe c’est que tu sois là!” On peut donc mentir en amour? “Elle le dit d’une manière très spécifique. Ce qui est en jeu, c’est l’énergie que vous apportez dans la communication avec votre partenaire. Chacun ramène chez soi les soucis de la journée. Mais parfois d’une telle manière, que vous submergez l’autre. La plupart du temps, en société, vous le gardez pourtant pour vous. Peut-être que vous pouvez aussi faire ça dans votre couple. Si vous avez besoin de soutien, pas de souci, il suffit de demander. Mais constamment déposer chez l’autre vos problèmes n’est pas toujours utile.

Il s’agit donc moins de mentir que de tourner le récit amoureux autrement. Pour mieux l’appréhender? “La poésie, la musique, l’art… Tout ça me sert moins à expurger des choses ou supporter le chaos de l’existence qu’à essayer de le comprendre.” En cela, Water Made Us est moins une catharsis qu’une thérapie. Moins un mélodrame convulsif qu’une comédie douce-amère. Même au fond du trou, alors que le couple a volé en éclats, Jamila Woods essaie de cerner le bouleversement. Dans Wreckage Room, elle chante le naufrage, à moitié groggy. Tout en concluant: Don’t feel sorry if you leave. Tell our story differently.” “Comment met-on fin à une histoire? Ce n’est pas toujours simple. Mon espoir, c’est qu’avec le temps, il y ait une chance de raconter l’histoire différemment, de manière en tout cas plus complexe. Et faire en sorte qu’après la guérison, d’autres récits puissent émerger…

Jamila Woods, Water Made Us ****, distribué par Konkurrent/Jagjaguwar.

Chicago, capitale de la poésie

Ce n’est plus un secret pour personne: la poésie a retrouvé une nouvelle vitalité, au point d’être devenue l’une des formes écrites les plus plébiscitées par la Gen Z. Dans cette effervescence, Chicago occupe certainement une place à part. Elle est historique. C’est par exemple en 1912 qu’Harriet Monroe y a fondé le Poetry Magazine, toujours considéré comme l’équivalent du New York Times pour le journalisme. Plus tard, c’est à partir de Chicago qu’un groupe d’écrivains, emmené notamment par Gwendolyn Brooks (la première Afro-Américaine à obtenir le Pulitzer, en 1950), va dresser les contours d’une nouvelle poésie, plus ancrée dans le social, tandis que la Chicago Review va être parmi les premières publications à offrir une vitrine aux auteurs beat. Aujourd’hui, la ville reste un centre important, avec par exemple la présence de la Poetry Foundation, ou de l’association Young Chicago Authors (dont a fait partie Jamila Woods). Chaque année, elle organise le Rooted & Radical Youth Poetry Festival, présenté comme “le plus grand festival de poésie/slam jeune au monde”. Et la poésie de s’infiltrer un peu partout, du rap (Chance The Rapper) au jazz (le label International Anthem, avec des artistes comme Angel Bat Dawid).

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