À qui profite le stream?

Trouver un moyen de payer correctement les créateurs de musique pour leur travail est devenu l'un des défis de notre époque, des mois et des années à venir. © GETTY IMAGES
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Alors que l’industrie du live agonise sous les effets économiquement et socialement dévastateurs du coronavirus, les plateformes de streaming peuvent-elles encore se contenter de payer les artistes une misère? Stream et châtiments…

Plus connu sous le nom de Luka Bloom, le singer-songwriter Kevin Barry Moore sortait fin juillet Bittersweet Crimson. Si ce 22e album a déjà beaucoup fait parler de lui, ce n’est pas tant dû à ses qualités intrinsèques qu’à son mode de sortie et au choix radical de son auteur. L’Irlandais a décidé de se passer de Spotify et de Deezer. Le disque n’est pas disponible sur les services de streaming. Il peut seulement être écouté en CD et en téléchargement via son site internet.

Quand tu expérimentes la musique d’un groupe ou d’un chanteur que tu aimes en la streamant, tu soutiens seulement les gens derrière les services de streaming » – Luka Bloom

« Je ne suis pas anti-streaming, précisait-il dans un communiqué. Beaucoup de gens sont heureux d’utiliser ces services comme un outil de promotion. Mais voilà ce que je ressens, spécialement maintenant que les concerts s’en sont allés. Quand tu expérimentes la musique d’un groupe ou d’un chanteur que tu aimes en la streamant, tu soutiens seulement les gens derrière les services de streaming. La personne qui a créé la musique ne reçoit en pratique rien de l’argent que tu as choisi d’investir dans son oeuvre. Alors que si tu choisis d’acheter mon disque ou de le télécharger directement sur mon site, tu me supportes directement de toute évidence, ainsi que le distributeur du CD (ma soeur Anne Rynne), les musiciens, les propriétaires du studio et l’ingénieur qui a enregistré les chansons… » Luka Bloom terminait d’une tirade révélatrice: « À la fin, nous sommes tous des travailleurs. C’est mon boulot. Merci pour votre soutien. »

L’industrie du live

Au début des vacances, les plus grands noms de la scène britannique, d’Annie Lennox à Depeche Mode en passant par les Rolling Stones et Paul McCartney, lançaient un appel à sauver l’industrie du live et envoyaient une lettre ouverte à leur ministre de la Culture. Mille cinq cents artistes et personnalités du monde de la musique y réclamaient un calendrier pour la réouverture des salles, un plan de soutien et l’accès à un dispositif de crédit mais aussi une exemption totale de la TVA sur les ventes des places. « L’avenir des concerts et festivals et des centaines de milliers de personnes qui en vivent s’annonce lugubre, cosignaient-ils. Jusqu’à ce que ces entreprises puissent de nouveau travailler, ce qui arrivera vraisemblablement en 2021 au plus tôt, le soutien du gouvernement sera crucial pour empêcher des faillites en masse et la fin de cette industrie de premier plan dans le monde. »

Effets pervers

Alors que le live est depuis des années devenu la principale et même, dans bien des cas, la seule vraie source de rémunération des musiciens, sa mise à l’arrêt pour cause de pandémie est, au-delà des pansements financiers que nécessitera la guérison au Covid, l’occasion de questionner les effets pervers d’un système. Les dangers d’une musique qui, quand elle n’est pas consommée gratuitement, ne se paie trop souvent que sous la forme d’un abonnement à une plateforme de distribution numérique.

Mal payé

Le 29 juillet, Spotify livrait les chiffres de son deuxième trimestre aux actionnaires et annonçait avoir frôlé pour la première fois les 300 millions d’utilisateurs actifs dont plus de 45% d’abonnés payants. Principale source de revenus de la société, ces derniers, qui ont accès au répertoire musical sans avoir à écouter de publicité, sont désormais 138 millions, soit 6% de plus qu’au premier trimestre, et 27% de progression par rapport à l’an dernier.

Les chiffres semblent conformes à leurs attentes. Contrairement à la télévision, le streaming musical n’a pas non plus crevé les plafonds. Dans un premier temps, certains indices sont même partis à la baisse. Une dizaine de jours après le confinement en Italie, le volume d’écoutes sur Spotify avait chuté de 23% selon le site d’infos économiques Quartz. Logique quand on sait que la plateforme cartonne sur le trajet de l’école et du boulot. On consomme davantage dans le train, le bus et le métro qu’en allant de la chambre à la cuisine pour le petit-déjeuner. En attendant, au 30 juin, les chiffres de consommation horaire avaient retrouvé leur niveau pré-Covid. Les recettes publicitaires ont beau avoir chuté, les défauts de paiement de certains usagers en avril et mai seront sans doute vite oubliés.

Podcasts

Pendant le confinement, les podcasts d’information ont suscité un intérêt croissant comme la musique et les programmes pour les enfants privés d’école. Notamment tout ce qui les aide à s’endormir. En matière de playlists, celles d’humeur et d’activités ont pris le pas sur celles d’actualité. Deezer s’est adapté et a mis en exergue le thème « On reste à la maison » avec des programmations intitulées « Home Office », « Ensemble en famille » ou encore « Ménage en musique »… Qu’ajouter? Que l’utilisation de Spotify a augmenté de manière considérable sur les télévisions et les consoles de jeu. Que Don’t Stand So Close to Me de Police a fait un carton… Les vieux disques, le back catalogue comme on dit dans le jargon, ont particulièrement bien fonctionné. Un besoin sans doute de se rassurer. De se raccrocher à ce qu’on connaît. À ce qui est ancré pour toujours.

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Pas de quoi nourrir son homme

En attendant, aussi pratiques et géniales soient-elles (qui n’aurait pas rêvé dans les années 80 et 90 d’avoir accès à pareille médiathèque dans son salon?), les plateformes rapportent très peu à la plupart des artistes qui doivent partager le modeste magot avec leurs ayants droit (distributeurs, maisons de disques…). Pour un million de streams, tout ce petit monde touche collectivement entre 3 300 et 4 200 euros. Pas de quoi nourrir son homme. Étude comparative: en 2019, selon le magazine allemand Beat, 277 écoutes leur étaient nécessaires sur Amazon Music pour gagner 1 euro. 254 sur Spotify, 174 sur Deezer, 151 sur Apple Music, 89 sur Tidal et 59 sur Napster. Champion toutes catégories, YouTube Music, certes souvent considéré comme un moyen de promotion, grimpe à 1 612 lectures… Compte tenu que les revenus de la scène se sont évaporés et que la situation va durer, le modèle est assurément à réinventer.

À qui profite le stream?

Beaucoup de groupes risquent-ils de déserter les plateformes? « Il n’est pas possible de vivre sur les seules ventes de disques mais je ne pense pas que les services de streaming vont encore tout ramasser, prédisait en mars Jason Williamson de Sleaford Mods avec toutes les précautions d’usage. Bandcamp peut être un moyen de survie ou, à tout le moins, synonyme de rentrées financières. »

Compte tenu que les revenus de la scène se sont évaporés et que la situation va durer, le modèle est assurément à réinventer

Redistribution

« Arrêter le streaming, ce serait comme se dire: je ne vais plus vendre en magasin. Je vais tout écouler par correspondance. Ça n’a pas de sens, estime le directeur de Pias Belgique, Damien Waselle. À titre de comparaison, le commerce local s’est tassé tout de suite pendant le déconfinement. La question est surtout dans la redistribution de l’argent généré par les abonnements. La part qui va aux artistes n’est pas très grande. Et avec l’arrêt du live, les effets sont dramatiques pour beaucoup de groupes indépendants. »

Ce ne sera pas la panacée mais Deezer réfléchit depuis un bout de temps à une répartition plus équitable des revenus issus de la musique en ligne. Il évoque l’éventuel passage d’un système de prorata qui tient compte du nombre d’écoutes globales à un système user centric, comprenez centré sur l’utilisateur. Actuellement, si Dua Lipa représente 20% des écoutes Deezer en juin, elle gagne 20% de l’argent disponible. Une espèce de prime au vainqueur. Une course au volume alimentée par les fake streams et les bots, ces logiciels qui génèrent automatiquement des écoutes. Dans le système user centric, par contre, seuls les artistes que l’utilisateur a écoutés se partagent la part de son abonnement. Selon certaines estimations, certaines stars pourraient y perdre 10 à 20% de leurs revenus…

Damien Waselle ne vend pas du rêve. Il appelle à la raison.  » Je pense que si les fans d’indé veulent un album, ils vont continuer à l’acheter. Les précommandes pour Fontaines D.C. par exemple étaient excellentes. Mais il s’agit de rester réaliste. Quand tu vends 1 000 disques en Belgique, tu n’as pas grand-chose non plus en poche. En licence, il te reste 2 euros la copie. J’ai l’impression parfois que les gens prennent conscience que merde, on ne vend plus beaucoup d’albums. Avec ces services, on parle d’un truc encore en développement. Deux cents millions d’usagers pour une planète qui accueille combien de milliards d’habitants? »

« Travailler davantage »

Comme beaucoup d’autres boîtes modernes, les sociétés de streaming se font assez discrètes dans la presse. Et on le comprend quand on lit les dernières déclarations du CEO de Spotify. Daniel Ek y défendait qu’on n’entend que les mécontents, que de plus en plus de musiciens peuvent vivre du streaming, qu’ils le remercient souvent en privé. Mais aussi qu’ils devraient davantage travailler… « Certains artistes qui ont bien marché par le passé pourraient ne pas bien fonctionner dans ce paysage du futur où tu ne peux pas enregistrer une fois tous les trois à quatre ans et penser que ça suffira… Les artistes qui réussissent aujourd’hui réalisent qu’il faut créer un engagement continuel avec leurs fans. » Les musiciens ont apprécié. David Crosby a qualifié Ek d' » odieuse petite merde avide » et Mike Mills de REM l’a invité à  » aller se faire foutre« . Thom Yorke avait déjà un jour comparé Spotify au  » dernier pet désespéré d’un corps agonisant« . Le désastre sera peut être vecteur de changement. De là à ce que ce dernier soit conséquent…

L’alternative Bandcamp

Plus généreuse que Spotify et son modèle à l’abonnement, la plateforme musicale Bandcamp joue la carte de la vente directe et de l’artist friendly.

Appelez-les comme vous voulez: Black Fridays, journées sans commission… Tous les premiers vendredis du mois, depuis le début de la pandémie et jusqu’à la fin de l’année, Bandcamp reverse l’intégralité de ses bénéfices sur les ventes aux artistes concernés. Quelque 4,3 millions de dollars le 20 mars à titre d’exemple. Non content d’être un allié de la création et de reposer sur un modèle qui respecte les artistes, le site d’hébergement et de vente de musique en ligne, créé en 2007, lutte contre leur précarité. Là où Spotify et Deezer récompensent surtout les gros bonnets, se lancent en bourse et font des appels aux dons, Bandcamp est intimement lié aux indépendants, favorise le financement participatif et accumule les actions philanthropiques.

Bandcamp, c’est un business model basé sur la survie de l’underground et des artistes obscurs. Une plateforme qui s’assimile bien à l’esprit Do It Yourself. Bandcamp vend au titre et à l’album. Il propose du streaming, du téléchargement, du physique et du merchandising. Un contenu éditorial de qualité aussi. Artist friendly? L’hébergement est gratuit, la commission raisonnable. Bandcamp se paie 10 à 15% sur chaque achat là où les autres s’accordent le double. Une option permet même au fan de payer plus cher s’il le désire.

C’est dans son esprit et son image de marque. La société basée à Oakland, en Californie, n’hésite pas à monter au front pour davantage de justice sociale. Ses bénéfices sur les ventes de disques et de merchandising du 17 juin, de minuit à minuit, ont été offerts au Legal Defense and Educational Fund de la NAACP, l’association nationale américaine pour l’avancement des gens de couleur. Le cofondateur de l’entreprise Ethan Diamond commentait: « Les meurtres récents de George Floyd, Tony McDade, Sean Reed, Breonna Taylor, Ahmaud Arbery et les violences d’État actuelles envers les personnes noires aux États-Unis et dans le monde sont d’horribles tragédies. Nous soutenons la cause de ceux qui réclament légitimement la justice, l’égalité et le changement, et les personnes de couleur de tous horizons qui subissent quotidiennement le racisme, dont font partie nombre de nos employés, de nos artistes, et des fans de la communauté Bandcamp. » La boîte américaine a par ailleurs annoncé qu’elle distribuerait annuellement 30 000 dollars à des organismes similaires.

Pas de doute. Ça marche bien pour Bandcamp. En 30 jours, jusqu’au 10 juillet, les artistes y ont vendu pour plus de 20 millions de dollars de produits. « Pour certains de ses utilisateurs, c’est bien plus qu’un magasin en ligne. C’est devenu un choix éthique », écrivait à son sujet le Financial Times il y a quelques semaines.

De plus en plus de mélomanes le comprennent. Trouver un moyen de payer correctement les créateurs de contenu pour leur travail est devenu l’un des défis de notre époque, des mois et des années à venir. Si ce n’est pas le cas, la production risque de s’en ressentir à la fois quantitativement et qualitativement parlant. Bandcamp a les allures d’exemple à suivre dans cette épineuse équation. Il ne sauvera toutefois pas à lui tout seul une communauté momentanément au bord du gouffre.

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